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et qu’une image (Cicéron). » C’est ce qui faisait qu’entendant le récit des vies de Socrate, de Pythagore et de Diogène, le sage Dandamis les jugeait de grands hommes sous tous les autres rapports, mais observateurs trop respectueux des lois, que la vraie vertu ne peut accepter et appuyer qu’en se relâchant beaucoup de la rigidité qui est son principe essentiel ; car, non seulement les lois permettent des actes condamnables, mais encore nous y incitent : « Il est des crimes autorisés par les sénatus-consultes et les plébiscites (Sénèque). » Je pense comme on parle communément, distinguant entre les choses utiles et celles qui sont honnêtes et qualifiant de déshonnêtes et de malpropres, certains actes naturels, non seulement utiles, mais encore nécessaires.

La trahison, par exemple, est utile dans quelques cas ; elle n’en est pas plus honnête, et on ne saurait nous imposer d’en commettre. — Reprenons pour exemple la trahison. — Deux prétendants au royaume de Thrace, se le disputaient ; l’Empereur les empêcha de poursuivre leurs revendications à main armée. Alors l’un d’eux, feignant de vouloir, dans une entrevue, conclure un accord à l’amiable, convia son concurrent à venir chez lui sous prétexte de lui faire fête, et le fit emprisonner puis mettre à mort. La justice aurait voulu que les Romains punissent ce forfait ; mais il était difficile de recourir aux voies ordinaires, et ils se résolurent à faire, par trahison, ce qui ne pouvait légitimement s’obtenir sans courir les risques d’une guerre. Ce qu’ils ne pouvaient faire honnêtement, ils le firent en ne se préoccupant que de l’utilité, ce à quoi se trouva propre un certain Pomponius Flaccus. Celui-ci, par des paroles et des assurances trompeuses, ayant attiré notre homme dans ses filets, au lieu des honneurs et des faveurs qu’il lui avait promis, l’envoya à Rome pieds et poings liés. Un traitre en trahit un autre, ce qui n’est pas commun, parce qu’ils sont fort défiants et qu’il est malaisé de les surprendre en usant de leurs propres subterfuges ; témoin la fatale expérience que nous venons d’en faire.

Ce rôle de Pomponius Flaccus, le prendra qui voudra et assez le voudront ; quant à moi, ma parole et la confiance que je puis inspirer appartiennent, comme le reste de moi-même, à la société dont je fais partie ; c’est employées à les servir, qu’elles peuvent avoir le meilleur effet ; cela, je l’admets comme ne faisant pas doute ; mais, de même que si on me commandait de prendre la direction du palais de justice et des audiences, je répondrais : « Je n’y entends rien » ; que je dirais, si on m’imposait de surveiller le travail des pionniers : « Je suis fait pour exercer un emploi plus relevé » ; de même à qui voudrait m’employer à mentir, à trahir, à me parjurer en vue d’un service d’une certaine importance sans même aller jusqu’à assassiner, à empoisonner, je dirais : « Plutôt que de faire que je vole ou dépouille quelqu’un, envoyez-moi aux galères. » Il est toujours loisible, en effet, à un homme d’honneur de parler comme firent les Lacédémoniens traitant avec Antipater