Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/97

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dont les Épicuriens ont posé le principe auquel nombre d’entre eux ont d’une façon incontestable conformé leurs actes, et que bien d’autres qu’eux ont même outrepassé, comme par exemple Caton le jeune ?

Combien est belle la mort de Caton d’Utique ! — Quand je vois Caton se déchirer les entrailles lorsqu’il se donne la mort, je ne puis croire que c’est simplement parce que son âme était absolument exempte de trouble et d’effroi, ni penser qu’il agissait ainsi uniquement pour obéir aux règles posées par les Stoïciens, qui voulaient que l’acte qu’il accomplissait le fut de propos délibéré, sans émotion, sans que son impassibilité se démentit. Il devait, j’estime, y avoir dans sa vertu trop d’énergie, elle était de trop bonne trempe pour s’en tenir là ; et je crois plutôt qu’il trouvait plaisir et volupté dans l’accomplissement de cette si noble action, et qu’il s’y complut plus que dans toute autre de son existence : « Il sortit de la vie, heureux d’avoir trouvé un prétexte de se donner la mort (Cicéron). » Je le crois si bien, que je doute qu’il eût voulu que cette occasion d’un si bel exploit ne se présentât pas ; j’en demeurerais convaincu, n’était sa hauteur de sentiments qui lui faisait placer le bien public au-dessus du sien propre ; et je suis persuadé qu’il sut gré à la fortune, puisqu’elle favorisait un brigand foulant aux pieds les antiques libertés de sa patrie, de lui avoir réservé à lui-même une si belle épreuve. Il me semble voir, dans sa conduite en cette circonstance, je ne sais quelle satisfaction intime de son âme qui devait éprouver un plaisir extraordinaire, une mâle volupté, lorsqu’elle considérait la noblesse et l’élévation de ce qu’il allait faire, « d’autant plus fière, qu’il avait résolu de mourir (Horace) », soutenu non par le désir d’acquérir de la gloire, comme l’ont prétendu quelques-uns, le jugeant comme peuvent le faire les masses toujours portées à voir les choses par leur petit côté : c’eût été là un motif indigne de ce cœur si généreux, si haut placé, si scrupuleux, mais par la beauté de l’acte lui-même dont il appréciait la sublimité mieux que nous ne pouvons le faire, parce que plus que personne il en connaissait les mobiles. Les philosophes, à ma grande satisfaction, ont estimé que cette action si belle, n’eût été chez personne mieux en place que dans la vie de Caton, qu’à lui seul il appartenait de finir ainsi ; et néanmoins, il eut également raison d’ordonner à son fils et aux sénateurs qui l’accompagnaient de prendre une résolution autre : « Caton, qui avait reçu de la nature une sévérité incroyable, qui, par une perpétuelle constance et l’immuabilité de ses principes, avait encore affermi son caractère, devait mourir plutôt que de soutenir la vue d’un tyran (Cicéron). » — Toute mort doit être conforme à la vie à laquelle elle met un terme ; au moment de mourir, nous ne devenons pas autres que nous n’étions. Je juge toujours de la mort par la vie et, si on vient à m’en citer quelqu’une témoignant de l’énergie, consécutive à une vie faible, je tiens que ce n’est là qu’un effet d’apparence et qu’elle n’en a pas moins une cause entachée de faiblesse, assortie à cette vie.