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Sur les mémoires des sieurs de Bellay : « Il y a toujours plaisir à lire les choses écrites par ceux qui ont été mêlés à leur conduite ; mais on ne peut nier que chez ces deux seigneurs on ne constate une infériorité évidente et très accentuée dans la sincérité et la liberté de langage qui, au contraire, caractérisent les écrivains similaires des temps passés, tels que le sire de Joinville familier de Saint-Louis, Éginard chancelier de Charlemagne, et plus récemment Philippe de Comines. Leur ouvrage est plutôt un plaidoyer en faveur du roi François Ier contre l’empereur Charles-Quint, qu’une histoire. Je ne veux pas croire que les auteurs aient, quant au fond, rien changé aux faits qu’ils rapportent, mais ils se sont appliqués à les présenter, souvent à tort, sous un jour qui nous est favorable, omettant tout ce qui, dans la vie de leur maître, est de nature particulièrement délicate : c’est évidemment là un travail de commande ; ainsi les disgrâces de Messieurs de Montmorency et de Brion n’y sont pas mentionnées, et même on n’y trouve seulement pas le nom de Madame d’Étampes ; on peut admettre que l’on passe sous silence les choses secrètes, mais taire ce que tout le monde connaît, en passer de semblable importance qui ont eu une telle influence sur les affaires publiques, est inexcusable. En somme, si l’on m’en croit, on s’adressera ailleurs pour avoir une complète connaissance du roi François Ier et de ce qui s’est passé en son temps. Ce qu’on y peut lire avec profit, c’est le récit particulier des batailles et actions de guerre auxquelles ces deux gentilshommes ont assisté, quelques paroles et actes de la vie privée de certains princes de leur temps, les démarches faites et les négociations conduites par le seigneur de Langeais où sont consignées beaucoup de choses qui méritent d’être sues, accompagnées de réflexions assez remarquables. »

CHAPITRE XI.

De la cruauté.

La bonté a l’apparence de la vertu ; caractères qui les différencient. — Il me semble que la vertu est chose autre et plus noble que le penchant à la bonté qui est naturellement en nous. Les âmes bien équilibrées dont l’éducation a été bonne, se comportent comme les âmes vertueuses, les actions des unes et des autres se ressemblent ; mais la vertu se distingue par je ne sais trop quoi de plus grand, de plus actif que de se laisser, sous l’influence d’un heureux naturel, doucement et paisiblement mener par la raison. Celui qui, par douceur et indifférence inhérentes à son tempérament, méprise les offenses, fait une chose très belle et digne d’é-