Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/88

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subuenir vn peu à la trahison de ma memoire, et à son defaut, si extreme, qu’il m’est aduenu plus d’vne fois, de reprendre en main des liures, comme recents, et à moy inconnus, que i’auoy leu soigneusement quelques années au parauant, et barbouillé de mes notes i’ay pris en coustume dépuis quelque temps, d’adiouster au bout de chasque liure, ie dis de ceux desquels ie ne me veux seruir qu’vne fois, le temps auquel i’ay acheué de le lire, et le iugement que i’en ay retiré en gros à fin que cela me represente au moins l’air et idée generale que i’auois conceu de l’autheur en le lisant. Ie veux icy transcrire aucunes de ces annotations.Voicy ce que ie mis il y a enuiron dix ans en mon Guicciardin : car quelque langue que parlent mes liures, ie leur parle en la mienne. Il est historiographe diligent, et duquel à mon aduis, autant exactement que de nul autre, on peut apprendre la verité des affaires de son temps : aussi en la pluspart en a-t-il esté acteur luy mesme, et en rang honnorable. Il n’y a aucune apparence que par haine, faueur, ou vanité il ayt déguisé les choses : dequoy font foy les libres iugemens qu’il donne des grands : et notamment de ceux, par lesquels il auoit esté auancé, et employé aux charges, comnie du Pape Clement septiesme. Quant à la partie dequoy il semble se vouloir preualoir le plus, qui sont ses digressions et discours, il y en a de bons et enrichis de beaux traits, mais il s’y est trop pleu. Car pour ne vouloir rien laisser à dire, ayant vn suiect si plain et ample et à peu pres infiny, en deuient lasche, et sentant vn peu le caquet scholastique. l’ay aussi remerqué cecy, que de tant d’ames et effects qu’il iuge, de tant de mouuemens et conseils, il n’en rapporte iamais vn seul à la vertu, religion, et conscience : comme si ces parties là estoyent du tout esteintes au monde et de toutes les actions, pour belles par apparence qu’elles soient d’elles mesmes, il en reiecte la cause à quelque occasion vitieuse, ou à quelque proufit. Il est impossible d’imaginer, que parmy cet infiny nombre d’actions, dequoy il iuge, il n’y en ait eu quelqu’vne produite par la voye de la raison. Nulle corruption peut auoir saisi les hommes si vniuersellement, que quelqu’vn n’eschappe de la contagion. Cela me fait craindre qu’il y aye vn peu de vice de son goust, et peut estre aduenu, qu’il ait estimé d’autruy selon soy. En mon Philippe de Comines, il y a cecy : Vous y trouuerez le langage doux et aggreable, d’vne naïfue simplicité, la narration pure, et en laquelle la bonne foy de l’autheur reluit euidemment, exempte de vanité parlant de soy, et d’affection et d’enuie parlant d’autruy ses discours et enhortemens, accompaignez, plus de bon zele et de verité, que d’aucune exquise suffisance, et tout par tout de l’authorité et grauité, representant son homme de bon lieu, et éleué aux grans affaires.