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pour luy mesme tant il a de perfection et d’excellence par dessus tous les autres quoy que Salluste soit du nombre. Certes ie lis cet autheur auec vn peu plus de reuerence et de respect, qu’on ne lit les humains ouurages : tantost le considerant luy-mesme par ses actions, et le miracle de sa grandeur : tantost la pureté et inimitable polissure de son langage, qui a surpassé non seulement tous les historiens, comme dit Cicero, mais à l’aduenture Cicero mesme. Auec tant de syncerité en ses iugemens, parlant de ses ennemis, que sauf les fausses couleurs, dequoy il veut couurir sa mauuaise cause, et l’ordure de sa pestilente ambition, ie pense qu’en cela seul on y puisse trouuer à redire, qu’il a esté trop espargnant à parler de soy car tant de grandes choses ne peuuent auoir esté executées par luy, qu’il n’y soit allé beaucoup plus du sien, qu`il n’y en met.

I’ayme les historiens, ou fort simples, ou excellens. Les simples, qui n’ont point dequoy y mesler quelque chose du leur, et qui n’y apportent que le soin, et la diligence de r’amasser tout ce qui vient à leur notice, et d’enregistrer à la bonne foy toutes choses, sans chois et sans triage, nous laissent le iugement entier, pour la cognoissance de la verité. Tel est entre autres pour exemple, le bon Froissard, qui a marché en son entreprise d’vne si franche naïfueté, qu’ayant faict vne faute, il ne craint aucunement de la recognoistre et corriger, en l’endroit, où il en a esté aduerty : et qui nous represente la diuersité mesme des bruits qui couroyent, et les differens rapports qu’on luy faisoit. C’est la matiere de l’Histoire nue et informe : chacun en peut faire son profit autant qu’il a d’entendement. Les bien excellens ont la suffisance de choisir ce qui est digne d’estre sceu, peuuent trier de deux rapports celuy qui est plus vray-semblable de la condition des Princes et de leurs humeurs, ils en concluent les conseils, et leur attribuent les paroles conuenables ils ont raison de prendre l’authorité de regler nostre creance à la leur : mais certes cela n’appartient à gueres de gens. Ceux d’entre-deux, qui est la plus commune façon, ceux là nous gastent tout ils veulent nous mascher les morceaux ; ils se donnent loy de iuger et par consequent d’incliner l’Histoire à leur fantasie : car depuis que le iugement pend d’vn costé, on ne se peut garder de contourner et tordre la narration à ce biais. Ils entreprennent de choisir les choses dignes d’estre sceuës, et nous cachent souuent telle parole, telle action priuée, qui nous instruiroit mieux obmettent pour choses incroyables celles qu’ils n’entendent pas et peut estre