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mais sa pensée était ailleurs, et, oubliant la réponse qui venait de lui être faite, il renouvela sa demande par deux ou trois fois différentes. Son serviteur, pour n’avoir pas la peine de lui répéter encore la même chose, finit par lui répondre, pour fixer son attention par quelque circonstance particulière : « C’est ce Cestius qui, vous a-t-on dit, ne fait pas grand cas de l’éloquence de votre père, quand il la compare à la sienne. » Cicéron, prenant la mouche sur ce propos, fit sur-le-champ saisir ce pauvre Cestius et, sans plus de façon, fouetter en sa présence. Voilà certes un amphitryon peu courtois ! — Parmi ceux mêmes qui, tous comptes faits, avaient le plus d’estime pour son incomparable éloquence, il s’en est trouvé que cela n’a pas empêchés d’y relever des fautes ; dans le nombre, le grand Brutus, son ami, qui disait que c’était une éloquence « cassée et sans vigueur ». Les orateurs de l’époque qui suivit, lui reprochaient aussi ce soin singulier qu’il avait de terminer ses périodes par des phrases harmoniques d’une certaine longueur et les mots « à effet », qu’il emploie si souvent ; pour moi, je préfère des phrases finales plus brèves, nettement scandées. Malgré ce souci de l’harmonie, il arrive, quoique assez rarement, qu’on rencontre chez lui des sons qui se heurtent, comme je l’ai remarqué dans cette phrase : « En vérité, quant à moi, j’aimerais mieux vieillir moins longtemps, que de vieillir avant le temps. »

Montaigne se plaît surtout avec les historiens, particulièrement avec ceux qui ont écrit les vies de grands personnages. — Les historiens constituent mon passe-temps favori ; leur lecture m’est agréable et facile ; avec cela, l’homme vu d’une façon générale, celui-là même que je cherche à pénétrer, est présenté par eux plus nettement et plus complètement que partout ailleurs ; sa manière d’être y apparaît sous son vrai jour, tant dans son ensemble que dans ses détails et avec toutes ses variations ; de même son caractère formé de l’assemblage de ses qualités et de ses défauts, ainsi que les accidents auxquels il est exposé. Parmi ceux qui écrivent l’histoire, ceux qui s’attachent moins aux événements qu’à leurs causes, qui considèrent les mobiles auxquels l’homme obéit plutôt que ce qui lui arrive, sont ceux qui me plaisent le plus ; c’est pourquoi, à tous égards, Plutarque est mon homme. — Je suis très contrarié que nous n’ayons pas une douzaine de Diogène Laerce, ou que son ouvrage ne soit pas plus étendu ou plus intelligemment fait, parce que je suis tout aussi curieux de connaître la vie et les détails de l’existence de ces grands éducateurs du monde, que d’être renseigné sur leurs dogmes et leurs idées. — Quand on se livre à des études historiques de ce genre, il faut feuilleter indistinctement toutes sortes d’auteurs, vieux et nouveaux, qu’ils soient écrits en bon ou en mauvais français, afin d’arriver à connaître les différents points de vue sous lesquels chaque chose s’y trouve présentée.

Éloge des Commentaires de César. — Entre tous, César me paraît mériter qu’on l’étudie, non seulement sous le rapport de