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émeut davantage, le second vous procure plus de contentement et vous dédommage mieux du temps que vous lui consacrez ; celui-ci nous guide, l’autre nous pousse.

Jugement porté par Montaigne sur les ouvrages philosophiques de Cicéron. — Pour ce qui est de Cicéron, celles de ses œuvres qui conviennent au but que je me suis proposé, sont ses ouvrages philosophiques traitant de la morale. Mais, à vrai dire et si hardi que cela paraisse (et une fois que l’on a commencé à être impudent, on est dans une voie où l’on ne s’arrête pas), sa façon d’écrire, toute autre que celle des précédents, me semble ennuyeuse ; ses préfaces, ses définitions, ses classifications, ses étymologies y tiennent en effet, et bien inutilement, presque toute la place ; ce qu’il y a de vif et de nerveux est étouffé par[1] ces longueurs préliminaires. Si j’ai passé une heure à le lire, ce qui est beaucoup pour moi, et que je récapitule tout ce que j’en ai tiré de substantiel et de nutritif, la plupart du temps je ne trouve que du vent, parce que je ne suis encore arrivé ni aux arguments, ni aux raisons qui touchent directement au nœud de la question que je cherche à démêler. Pour moi, qui ne demande autre chose que de devenir plus sage, et ne veux devenir ni plus savant ou éloquent, cette exposition logique et conforme aux règles posées par Aristote est hors de propos ; je voudrais que l’on commençât par ce qu’il met à la fin ; je sais assez ce que c’est que la Mort et la Volupté, sans qu’on s’amuse à me les analyser en grand détail. Je cherche d’emblée les raisons bonnes et sérieuses de nature à me réconforter contre l’effort que j’ai à supporter de leur part, et les subtilités chères aux grammairiens, pas plus qu’un ingénieux agencement de phrases et d’argumentations, n’y ajoutent rien. Je veux des raisonnements qui, dès le début, battent en brèche le point principal du litige ; les siens traînent trop autour de la question ; ils sont bons pour l’école, le barreau ou le sermon où nous avons tout le loisir de sommeiller et sommes encore à temps, quand un quart d’heure après nous revenons à nous, d’en ressaisir le fil. C’est ainsi qu’il faut parler à des juges que l’on veut gagner à sa cause, que l’on ait tort ou raison ; ou encore à des enfants ou à la foule auxquels il faut tout dire pour arriver à ce qu’ils en retiennent quelque chose ; mais moi, je ne veux pas qu’on soit sans cesse à éveiller mon attention et qu’on me crie cinquante fois : « Entendez bien ceci, » comme font nos crieurs publics. Les Romains disaient dans leurs prières liturgiques : « Attention ! » nous disons dans les nôtres : « Haut les cœurs ! » ce sont là autant de paroles perdues pour moi qui arrive de chez moi tout disposé à écouter. Les assaisonnements et la sauce me sont inutiles, je mange très bien la viande toute crue ; et, au lieu de me mettre en appétit, ces préambules, cette parade précédant la pièce, me fatiguent et lui font perdre de son charme. — La licence des temps sera-t-elle pour moi une excuse de l’audace sacrilège qui me porte à trouver également trop traînants les dialogues mêmes de Platon ? sous cette forme, le sujet est

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