Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/77

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rompus au métier, sont obligés de s’enfariner la figure, de se travestir, de faire force tours et grimaces burlesques, pour nous déterminer à rire. — Cette opinion de ma part éclate mieux que partout ailleurs, quand je compare l’Enéide et Roland le furieux. Le premier de ces poèmes se déroule à tire d’aile ; son vol demeure constamment haut et ferme, on le voit toujours allant droit, sans dévier de sa direction ; tandis que le second va voletant et sautillant d’épisode en épisode comme si, ne se fiant à ses ailes que pour franchir de courts espaces, il allait de branche en branche afin de prendre pied à chaque effort nouveau, de peur de perdre haleine et que la force ne lui manque : « Il ne tente que de petites courses (Virgile). » — Voilà, sur les sujets de ce genre, les auteurs qui me plaisent le plus.

Parmi les auteurs sérieux, Plutarque et Sénèque sont ceux que Montaigne préfère ; comparaison entre ces deux écrivains. — Quant à mes autres lectures, celles où je m’instruis quelque peu en même temps que je me délecte, celles qui m’apprennent à penser et à me conduire, je les puise dans Plutarque depuis qu’il a été traduit en français, et dans Sénèque. Tous deux ont ce grand avantage, eu égard à ma disposition d’esprit, que les enseignements que j’y cherche s’y trouvent épars, ce qui ne m’impose pas un travail long et continu dont je suis incapable ; ce caractère est celui des opuscules de Plutarque et des épîtres de Sénèque, qui sont ce qu’ils ont écrit de mieux et de plus profitable. Il ne faut pas disposer de grand temps pour s’y mettre et je les quitte où et quand cela me plaît, parce que les sujets ne s’y font pas suite et ne dépendent pas les uns des autres. Ces deux auteurs, d’accord sur la plupart des idées fondamentales, ont encore d’autres points communs : ils ont vécu dans le même siècle, ont été tous deux précepteurs d’empereurs romains, tous deux venaient de pays étrangers et ont été riches et puissants. — Leur enseignement est de la philosophie la meilleure, présentée de la façon la plus simple et avec compétence. Plutarque est plus égal et plus constant, Sénèque plus ondoyant et varié. Celui-ci peine, se raidit, fait effort pour défendre la vertu contre la faiblesse, la crainte et les appétits du vice ; l’autre ne semble pas faire cas de ces ennemis, il dédaigne de hâter le pas, pour se mettre hors de leurs atteintes. Plutarque est de l’école de Platon, ses idées se gardent de toute exagération et s’accommodent de la société telle qu’elle est ; chez l’autre qui est de l’école des Stoïciens et de celle d’Épicure, elles s’écartent davantage de ce qui est de mise dans la vie en commun mais sont, à mon avis, plus commodes pour l’individu et empreintes de plus de fermeté. Sénèque semble avoir fait quelque concession à la tyrannie des empereurs de son temps, car je considère comme certain que c’est parce qu’il y a été forcé, qu’il condamne la cause de ces hommes généreux qui ont frappé César ; Plutarque conserve toujours son indépendance. Sénèque abonde en saillies et en critiques, chez Plutarque les faits prédominent ; le premier vous échauffe et vous