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composer une ; il en est de même des contes de Boccace, dont ils réunissent cinq ou six dans une même comédie. La défiance en laquelle ils sont de pouvoir captiver l’intérêt avec leurs propres grâces, est la raison pour laquelle ils coulent tant de matières dans une seule composition ; il leur faut s’appuyer sur quelque chose de résistant et, n’ayant pas en eux-mêmes de quoi nous retenir par les développements qu’ils donnent à leur sujet, ils cherchent à nous amuser par le sujet lui-même. Il en est tout autrement de Térence : la perfection et la beauté de son style nous font perdre de vue le thème qu’il traite ; sa gentillesse, sa délicatesse, nous captivent de toutes parts ; partout il plaît tellement, « il coule avec tant de pureté et de naturel (Horace) », il nous séduit par ses grâces à tel point que nous en oublions celles du sujet de sa comédie.

Les bons poètes évitent l’affectation et la recherche ; ils n’ont pas besoin non plus d’ornements superflus pour soutenir l’intérêt. — Cette observation m’amène encore à remarquer que les bons poètes de l’antiquité ont évité l’affectation et la recherche, non seulement telles qu’elles se manifestent dans ces exagérations fantastiques comme il s’en rencontre dans les auteurs espagnols et qu’on trouve également chez Pétrarque et ses imitateurs, mais même dans ces saillies plus douces et plus retenues qui ornementent tous les ouvrages de poésie des siècles suivants. Aussi quiconque s’y connaît, le regrette s’il vient à les trouver chez un poète ancien, et admire beaucoup plus la perfection du fini, la douceur continue, la beauté fleurie des épigrammes de Catulle, que tous les aiguillons dont Martial affine ses satires ; et cela, pour cette même raison que je viens de donner et que Martial indique en parlant de lui-même : « Il n’avait pas de grands efforts à faire, le sujet lui tenait lieu d’esprit (Martial). » — Les premiers, ceux qui brillent par leur imagination, se font suffisamment comprendre, sans s’agiter outre mesure, ni se piquer pour s’exciter ; ils ont constamment de quoi rire, sans que pour cela il leur soit nécessaire de se chatouiller ; les autres ont besoin de secours étrangers ; moins ils ont d’esprit, plus il leur faut de corps ; ils montent à cheval, parce qu’ils ne sont pas assez forts pour se tenir sur leurs jambes. C’est ainsi que dans nos bals publics, ces hommes de classe inférieure qui y enseignent à danser, dans l’impossibilité où ils sont d’avoir le maintien décent de notre noblesse, cherchent à se faire valoir, en exécutant des sauts périlleux et autres mouvements extraordinaires, comme ceux que pratiquent les bateleurs. C’est pour cela également que les dames ont plus facile contenance, dans les danses comportant des figures et des mouvements de corps, que dans certaines autres de cérémonie où elles n’ont simplement qu’à marcher en conservant leur port naturel et leur grâce ordinaire. De même aussi ne voit-on pas les baladins qui excellent dans leur art, vêtus de leurs habits de tous les jours, nous donner quand même, sans se grimer, tout le plaisir que leurs farces peuvent nous causer ; tandis que leurs apprentis, non encore