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qui en résulte pour vous-même, et que, selon moi, ce n’est pas être ménager de ses propres intérêts, que de s’épuiser intérieurement, ce que je craignais qu’il ne fit, pour arriver à conserver ce masque, cette apparence extérieure de calme.

On s’imprègne de sa propre colère, en la dissimulant ; on fait en quelque sorte ce que Diogène disait à Demosthène qui, de peur d’être aperçu dans une taverne, se retirait à l’intérieur : « Plus tu recules, plus tu y pénètres. » Je conseille plutôt de donner, même un peu hors de propos, un soufflet à son valet, que de se mettre à la torture pour paraître avoir la sagesse de se contenir. Je préfère donner l’essor à mes passions, plutôt que de les couver à mes dépens ; elles perdent leur force, si on leur donne le moyen de se dissiper en les traduisant en action ; il vaut mieux que leur aiguillon agisse à l’extérieur, que de se retourner contre nous : « Les maladies de l’ame qui sont visibles, sont les plus légères ; les plus dangereuses sont celles qui se cachent sous une apparence de santé (Sénèque). »

Attention à avoir quand, dans son intérieur, on est amené à se mettre en colère. — J’avertis ici ceux de mon entourage qui sont dans le cas de se mettre en colère, d’abord, qu’ils ménagent les manifestations de cette nature et n’en usent pas à tout propos, cela leur ôte leur importance et en empêche l’effet ; les criailleries sans cause et journalières deviennent chose courante, ce qui a pour résultat que personne n’en tient compte ; les scènes que vous faites à un serviteur qui vous a volé, il ne les sent pas, ce sont les mêmes qu’il vous a vu lui faire cent fois, pour avoir mal rincé un verre ou mal rangé un escabeau. Secondement, qu’ils ne se courroucent pas à tort et à travers, sans regarder si leurs réprimandes vont bien à celui dont ils se plaignent ; d’ordinaire, ils commencent à crier avant qu’il ne soit là, et continuent un siècle après qu’il n’y est plus, « l’insensé ne se possédant pas, s’emporte contre lui-même (Claudien) ». Ils s’en prennent à leur ombre, la tempête éclate là où ne se trouvent ni celui contre lequel elle est dirigée, ni qui que ce soit auquel la leçon puisse profiter, et ce tintamarre a pour unique résultat d’assourdir des gens qui n’y peuvent rien. Je signale aussi ceux qui, bien que n’ayant personne à qui s’en prendre, se livrent à des sorties, font les braves et vont se démenant dans le vide ; ces rodomontades sont à garder pour les circonstances dans lesquelles elles peuvent avoir de l’effet : « Ainsi le taureau, lorsqu’il prélude contre un rival, pousse des mugissements terribles, frappe l’air de ses cornes, charge les troncs d’arbre et disperse de tous côtés la terre qu’il frappe du pied (Virgile). »

Caractère du courroux de Montaigne. — Quand je me mets en colère, je suis violent ; mais cela dure aussi peu que possible et je l’ébruite le moins que je puis. Je m’abandonne bien à ma violence et à ma vivacité, mais je ne perds pas l’esprit au point de proférer au hasard et sans discernement toute sorte de paroles injurieuses, et c’est en parfaite connaissance de cause que je dé-