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son sang, le froid avait envahi les extrémités des membres et gagnait les organes essentiels de la vie, quand il se mit à réciter certains vers de son poème sur la bataille de Pharsale, qui lui revinrent en dernier lieu à la mémoire ; il s’éteignit les ayant à la bouche. N’est-ce pas là comme un tendre et paternel congé qu’il prenait de ses enfants : tels les adieux et les étroits embrassements que nous donnons aux nôtres, quand notre mort est proche ; n’est-ce pas un effet de ce sentiment de la nature qui, à nos derniers moments, nous remet en mémoire ce qui, dans notre vie, a été l’objet de nos plus chères pensées ?

Épicure, à l’heure de sa mort, en proie, ainsi qu’il était obligé d’en convenir, à de très violentes douleurs d’entrailles, éprouvait une vive consolation à l’idée de la beauté de la doctrine dont il avait doté le monde. Croit-on que si, au lieu de ses écrits remarquables, il eût eu une nombreuse lignée d’enfants qu’il eut laissés après lui bien portants et bien élevés, il en eût ressenti autant de satisfaction ? ou encore, qu’ayant à choisir, pour perpétuer sa mémoire, entre un enfant contrefait et mal portant ou un livre sot et inepte, il ne se fut pas résigné, lui et tout autre de son mérite, au premier de ces malheurs plutôt qu’au second ? — Si, par exemple, on eût proposé à saint Augustin d’anéantir ses écrits dont notre religion a retiré un si grand fruit, ou de perdre ses enfants en admettant qu’il en ait eu, n’eût-ce pas été une impiété de sa part de ne pas sacrifier ces derniers ? — Je ne sais vraiment pas si je n’aimerais pas beaucoup mieux en avoir mis au monde un, réunissant toutes les perfections, issu de mon commerce avec les Muses, plutôt que de mes relations avec ma femme. À celui-ci que je suis obligé d’accepter tel qu’il est, ce que je donne, je le lui donne simplement et d’une façon irrévocable, comme tout ce que nous donnons à nos enfants selon la chair ; le peu de bien que je lui fais, cesse dès lors d’être à ma disposition. Il peut savoir des choses que je ne sais plus, en tenir de moi dont moi-même n’ai plus souvenir ; et si besoin était que je lui fasse un emprunt, il me faudrait le contracter comme le ferait un étranger ; si je suis plus sage que lui, il est plus riche que moi. — Il est peu d’hommes cultivant la poésie, qui ne se trouveraient mieux lotis d’être le père de l’Enéide que du plus beau garçon de Rome, et ne souffriraient davantage de la perte de celle-là que de celui-ci ; d’autant que selon Aristote, de tous ceux qui produisent, le poète est, en particulier, le plus porté à s’éprendre de ses œuvres. — On croirait difficilement qu’Epaminondas, qui se vantait de laisser pour toute postérité des filles qui feraient un jour honneur à leur père (c’étaient les deux brillantes victoires qu’il avait remportées sur les Lacédémoniens), eût volontiers consenti à les échanger pour les deux plus belles filles de la Grèce ; ni qu’Alexandre et César aient jamais souhaité sacrifier la célébrité qu’ils doivent à leurs glorieuses conquêtes, à l’avantage d’avoir des enfants qui eussent été leurs héritiers, si parfaits et si accomplis qu’ils eussent pu être. Je doute