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renoncer au rang, aux bénéfices et à la vénération que lui valait la dignité épiscopale dont il était investi, plutôt que de désavouer son roman amoureux intitulé « Théagène et Chariclée », fillette pleine de gentillesse, qui est encore de ce monde, mais, j’en conviens, un peu trop pimpante, sémillante, d’allures trop provocantes pour la fille d’un tel père, revêtu de fonctions ecclésiastiques et sacerdotales. — Il y eut à Rome un personnage de haute valeur et de grande autorité, du nom de Labiénus, qui, parmi ses autres qualités, avait celle d’exceller dans tous les genres de littérature. Il était, je crois, fils de ce grand Labiénus, le premier des lieutenants de César dans ses guerres des Gaules, lequel plus tard embrassa le parti de Pompée où il se comporta si vaillamment et finit par être défait par César en Espagne. Le Labiénus dont je parle se fit des envieux par sa vertu, et vraisemblablement aussi, en raison de sa franchise, de nombreux ennemis parmi les courtisans et les favoris des empereurs sous lesquels il vécut, non moins que par son esprit d’opposition à la tyrannie qu’il pouvait tenir de son père et qui probablement devait se retrouver dans ses écrits et dans ses livres. Ses adversaires le poursuivirent devant les magistrats et obtinrent par jugement que plusieurs de ses ouvrages, de ceux qui l’avaient mis en lumière, fussent brûlés. C’est à lui que fut appliqué, pour la première fois, à Rome, ce genre de peine qui le fut depuis à certains autres, emportant condamnation à mort des écrits eux-mêmes et de travaux littéraires. Nous n’avions pas assez de moyens ni de sujets d’exercer notre cruauté, il a fallu que nous y ajoutions des choses que la nature a exemptées de sentiment et sur lesquelles la souffrance n’a pas prise, comme les productions de l’esprit et la réputation que nous pouvons en acquérir ; que nous soumettions aux rigueurs de la discipline les inspirations qui nous viennent des Muses, et que nous leur étendions les peines corporelles qui peuvent nous atteindre nous-mêmes. Labiénus ne put supporter cette perte, ni survivre à l’œuvre qui lui devait le jour et qui lui était si chère ; il se fit porter et enfermer vivant dans le monument funéraire de ses ancêtres, où il se tua et s’ensevelit tout à la fois : il est difficile de trouver un témoignage d’affection paternelle qui surpasse celui-ci. Cassius Severus, homme d’une grande éloquence, qui était de l’intimité de Labiénus, s’écria, en voyant consumer ses livres, que la sentence eût dû le condamner lui-même à être en même temps brûlé vif, parce qu’il portait et conservait dans sa mémoire tout ce qui s’y trouvait écrit. — Pareil accident advint à Cremutius Cordus, accusé d’avoir dans ses ouvrages fait l’éloge de Brutus et de Cassius ; ce misérable sénat, servile autant que corrompu, digne d’un pire maître tel que Tibère, les condamna au feu. Pour leur tenir compagnie dans la mort, Cremutius se laissa mourir de faim. — Lucain, cet homme de bien condamné par ce monstre qu’était Néron, s’était fait, pour se donner la mort, ouvrir les veines par son médecin. Il touchait à ses derniers moments et déjà avait perdu la presque totalité de