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que la naturelle, et plus grande sollicitude de la conseruation des enfans empruntez, que des leurs propres. Et ce que i’ay parlé des cheures, c’est d’autant qu’il est ordinaire autour de chez moy, de voir les femmes de village, lors qu’elles ne peuuent nourrir les enfans de leurs mammelles, appeller des cheures à leurs secours. Et i’ay à cette heure deux lacquais, qui ne tetterent iamais que huict iours laict de femmes. Ces cheures sont incontinent duites à venir allaicter ces petits enfans, recognoissent leur voix quand ils crient, et y accourent : si on leur en presente vn autre que leur nourrisson, elles le refusent, et l’enfant en fait de mesme d’vne autre cheure. I’en vis vn l’autre iour, à qui on osta la sienne, par ce que son pere ne l’auoit qu’empruntée d’vn sien voisin, il ne peut iamais s’adonner à l’autre qu’on luy presenta, et mourut sans doute, de faim. Les bestes alterent et abbastardissent aussi aisément que nous, l’affection naturelle. Ie croy qu’en ce que recite Herodote de certain destroit de la Lybie, il y a souuent du mesconte : il dit qu’on s’y mesle aux femmes indifferemment mais que l’enfant ayant force de marcher, trouue son pere celuy, vers lequel, en la presse, la naturelle inclination porte ses premiers pas.Or à considerer cette simple occasion d’aymer noz enfans, pour les auoir engendrez, pour laquelle nous les appellons autres nous mesmes : il semble qu’il y ait bien vne autre production venant de nous, qui ne soit pas de moindre recommendation : Car ce que nous engendrons par l’ame, les enfantements de nostre esprit, de nostre courage et suffisance, sont produits par vne plus noble partie que la corporelle, et sont plus nostres. Nous sommes pere et mere ensemble en cette generation : ceux-cy nous coustent bien plus cher, et nous apportent plus d’honneur, s’ils ont quelque chose de bon. Car la valeur de nos autres enfans, est beaucoup plus leur, que nostre : la part que nous y auons est bien legere mais de ceux-cy, toute la beauté, toute la grace et prix est nostre. Par ainsin ils nous representent et nous rapportent bien plus viuement que les autres. Platon adiouste, que ce sont icy des enfants immortels, qui immortalisent leurs peres, voire et les deïfient, comme Lycurgus, Solon, Minos. Or les Histoires estants pleines d’exemples de cette amitié commune des peres enuers les enfans, il ne m’a pas semblé hors de propos d’en trier aussi quelqu’vn de cette-cy. Heliodorus ce bon Euesque de Tricea, ayma mieux