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fût reconnaissant. Je me suis contraint, mis à la torture, pour conserver à son endroit ce vain masque d’indifférence ; cela m’a fait perdre le plaisir de sa fréquentation, et aussi de son affection qui ne pouvait être bien chaude à mon endroit, n’ayant jamais été que rudoyé par moi et d’une façon parfois tyrannique. » Je trouve ces regrets fondés et bien rationnels. Je ne le sais que trop par expérience, il n’est rien qui adoucisse le chagrin que nous ressentons de la perte de nos amis comme d’avoir la certitude de n’avoir rien omis de ce qu’on avait à leur dire et d’avoir été avec eux en communication parfaite et complète d’idées et de sentiments. Ô mon ami, cet échange de pensées entre nous a-t-il été pour moi un bien, a-t-il été un mal ? Il a été un bien, j’en vaux beaucoup mieux, il n’y a pas à en douter ; le regret que je conserve de toi m’honore et me console, et c’est un pieux et agréable devoir de ma vie de me remémorer constamment ces souvenirs qui ne sont plus, privation qu’aucune jouissance ne peut compenser.

Je m’ouvre aux miens autant que je le puis et leur marque très volontiers les dispositions de cœur et d’esprit en lesquelles je suis à leur égard ; j’en agis du reste ainsi avec chacun. Je me hâte de me révéler, pour qu’on me voie tel que je suis, ne voulant pas qu’on y trouve du mécompte sous quelque rapport que ce soit. — On lit dans César que, parmi les coutumes spéciales à nos ancêtres les Gaulois, les enfants se présentaient à leurs pères et n’osaient paraître avec eux en public que lorsqu’ils commençaient à porter les armes, comme si par là ils eussent voulu témoigner que c’était le moment, pour les pères, d’admettre leurs enfants à frayer familièrement avec eux.

C’est un tort de laisser à sa veuve les biens dont les enfants devraient jouir ; comme aussi épouser une femme ayant une belle dot, n’est pas toujours une bonne affaire. — J’ai encore relevé en mon temps un autre genre d’abus chez certains pères de famille : non contents d’avoir, pendant une longue vie, privé leurs enfants de la part de revenus que, naturellement, ils eussent dû leur abandonner, ils laissent encore, après eux, à leurs femmes la possession de tous leurs biens avec latitude d’en disposer à leur fantaisie. J’ai connu un seigneur occupant une des premières charges de la couronne de France, qui, de par ses droits, avait en espérance plus de cinquante mille écus de rente, et qui est mort, à cinquante ans, dans le besoin, accablé de dettes, ayant encore sa mère arrivée à la plus extrême décrépitude qui jouissait de tous ses biens de par la volonté de son père qui, pour son compte, avait vécu près de quatre-vingts ans. Cela ne me semble pas du tout raisonnable. — Et pourtant, je trouve peu d’avantage, pour quelqu’un qui se trouve en bonne situation de fortune, à rechercher, pour s’allier, une femme qui lui apporte une grosse dot ; de toutes les dettes qu’on peut avoir, il n’en est pas qui soit plus une cause de ruine pour les maisons ; mes pères s’en sont tous fort judicieusement gardés et j’ai fait de même. — Toutefois ceux qui