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et gehenné pour maintenir ce vain masque : et y ay perdu le plaisir de sa conuersation, et sa volonté quant et quant, qu’il ne me peut auoir portée autre que bien froide, n’ayant iamais receu de moy que rudesse, ny senti qu’vne façon tyrannique. Ie trouue que cette plainte estoit bien prise et raisonnable. Car comme ie sçay par vne trop certaine experience, il n’est aucune si douce consolation en la perte de noz amis, que celle que nous apporte la science de n’auoir rien oublié à leur dire, et d’auoir eu auec eux vne parfaite et entiere communication. Ô mon amy ! En vaux-ie mieux d’en auoir le goust, ou si i’en vaux moins ? i’en vaux certes bien mieux. Son regret me console et m’honnore. Est-ce pas vn pieux et plaisant office de ma vie, d’en faire à tout iamais les obseques ? Est-il iouyssance qui vaille cette priuation ? Ie m’ouure aux miens tant que ie puis, et leur signifie tres-volontiers l’estat de ma volonté, et de mon iugement enuers eux, comme enuers vn chacun : ie me haste de me produire, et de me presenter : car ie ne veux pas qu’on s’y mesconte, à quelque part que ce soit. Entre autres coustumes particulieres qu’auoient noz anciens Gaulois, à ce que dit Cæsar, cette-cy en estoit I’vne, que les enfans ne se presentoyent aux peres, ny s’osoyent trouuer en public en leur compagnie, que lors qu’ils commençoyent à porter les armes ; comme s’ils vouloyent dire que lors il estoit aussi saison, que les peres les receussent en leur familiarité et accointance.I’ay veu encore vne autre sorte d’indiscretion en aucuns peres de mon temps, qui ne se contentent pas d’auoir priué pendant leur longue vie, leurs enfans de la part qu’ils deuoient auoir naturellement en leurs fortunes, mais laissent encore apres eux, à leurs femmes cette mesme authorité sur tous leurs biens, et loy d’en disposer à leur fantasie. Et ay cognu tel Seigneur des premiers officiers de nostre Couronne, ayant par esperance de droit à venir, plus de cinquante mille escus de rente, qui est mort necessiteux et accablé de debtes, aagé de plus de cinquante ans, sa mere en son extreme decrepitude, iouyssant encore de tous ses biens par l’ordonnance du pere, qui auoit de sa part vescu pres de quatre vingts ans. Cela ne me semble aucunement raisonnable. Pourtant trouue-ie peu d’aduancement à vn homme de qui les affaires se portent bien, d’aller chercher vne femme qui le charge d’vn grand dot ; il n’est point de debte estrangere qui apporte plus de ruyne aux maisons : mes predecesseurs ont communement suyui ce conseil bien à propos, et moy aussi. Mais ceux qui nous desconseillent les femmes riches,