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CHAPITRE XV.

Notre désir s’accroît par la difficulté qu’il rencontre à se satisfaire.

La difficulté de les obtenir et la crainte de les perdre, est ce qui donne le plus de prix à nos jouissances. — Il n’y a pas de raison à laquelle on ne puisse objecter une raison contraire, disent les plus raisonnables d’entre les philosophes. Il n’y a pas longtemps, me revenait à l’esprit cette belle sentence, prononcée par un personnage de l’antiquité, à l’appui du mépris que nous devons faire de la vie : « Nul bien ne peut nous procurer du plaisir, si ce n’est celui à la perte duquel nous sommes préparés. » « Le chagrin d’avoir perdu une chose et la crainte de la perdre, nous affectent également (Sénèque). » Il voulait dire par là que la jouissance de la vie ne peut nous offrir un réel attrait si nous avons crainte de la perdre. Cela pourrait encore s’entendre, au contraire, que nous nous attachons à ce bien et l’embrassons d’autant plus étroitement et avec plus de désir de le conserver, que nous voyons sa conservation nous être moins assurée et que nous craignons davantage qu’il ne nous soit ôté ; car on sent et cela est absolument indiscutable que, comme le feu se ravive par le froid, notre volonté s’aiguise aussi par la contradiction : « Si Danaé n’avait pas été enfermée dans une tour d’airain, jamais elle n’eût donné un fils à Jupiter (Ovide). » Rien n’est, par nature, si contraire à nos désirs que la satiété qui résulte de la facilité ; et rien ne les excite autant que la rareté et la difficulté : « En toutes choses, le plaisir croît en raison du péril qui devrait nous en éloigner (Sénèque). » « Repousse-moi, Galla, l’amour se rassasie bientôt si ses joies ne sont assaisonnées d’un peu de tourment (Martial). »

À Lacédémone, Lycurgue, pour tenir l’amour en haleine, ordonna que les gens mariés ne pourraient se pratiquer qu’à la dérobée et que les rencontrer couchés ensemble serait pour eux une honte aussi grande que d’être vus couchant avec d’autres. La difficulté des rendez-vous, le danger des surprises, la honte qui s’ensuit le lendemain, « et aussi la langueur, le silence, les soupirs tirés du fond du cœur (Horace) », voilà ce qui donne du piquant à la sauce. Quels plaisirs lascifs au plus haut point naissent de conversations en langage honnête et retenu sur les œuvres de l’amour ? La volupté elle-même recherche des excitants dans la douleur ; elle est bien plus suave lorsqu’elle est cuisante, qu’elle écorche. La courtisane Flora disait n’avoir jamais couché avec Pompée, qu’elle ne lui eût fait porter les marques de ses morsures. « Ils pressent étroitement l’objet