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vont coulant et roulant sans cesse. Ainsin il ne se peut establir rien de certain de l’vn à l’autre, et le iugeant, et le iugé, estans en continuelle mutation et branle.Nous n’auons aucune communication à l’estre, par ce que toute humaine nature est tousiours au milieu, entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu’vne obscure apparence et ombre, et vne incertaine et debile opinion. Et si de fortune vous fichez vostre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner l’eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu’il vouloit tenir et empoigner. Ainsi veu que toutes choses sont subjectes à passer d’vn changement en autre, la raison qui y cherche vne reelle subsistance, se trouue deceuë, ne pouuant rien apprehender de subsistant et permanant : par ce que tout ou vient en estre, et n’est pas encore du tout, ou commence à mourir auant qu’il soit nay. Platon disoit que les corps n’auoient iamais existence, ouy bien naissance, estimant qu’Homere eust faict l’Ocean pere des Dieux, et Thetis la mere pour nous montrer, que toutes choses sont en fluxion, muance et variation perpetuelle. Opinion commune à tous les philosophes auant son temps, comme il dit : sauf le seul Parmenides, qui refusoit mouuement aux choses : de la force duquel il fait grand cas. Pythagoras, que toute matiere est coulante et labile. Les Stoiciens, qu’il n’y a point de temps present, et que ce que nous appellons present, n’est que la iointure et assemblage du futur et du passé : Heraclitus, que iamais homme n’estoit deux fois entré en mesme riuiere : Epicharmus, que celuy qui a pieça emprunté de l’argent, ne le doit pas maintenant ; et que celuy qui cette nuict a esté conuié à venir ce matin disner, vient auiourd’huy non conuié ; attendu que ce ne sont plus eux, ils sont deuenus autres : et qu’il ne se pouuoit trouuer vne substance mortelle deux fois en mesme estat car par soudaineté et legereté de changement, tantost elle dissipe tantost elle rassemble, elle vient, et puis s’en va, de façon, que ce qui commence à naistre, ne paruient iamais iusques à perfection d’estre. Pourautant que ce naistre n’acheue iamais, et iamais n’arreste, comme estant à bout, ains depuis la semence, va tousiours se changeant et muant d’vn à autre. Comme de semence humaine se fait premierement dans le ventre de la mere vn fruict sans forme : puis vn enfant formé, puis estant hors du ventre, vn enfant de mammelle ; apres il deuient garçon ; puis consequemment vn iouuenceau ; apres vn homme faict ; puis vn homme d’aage ; à la fin decrepite vieillard. De maniere que l’aage et gene-