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bonne disposition d’esprit, portés à la douceur et à l’indulgence : « Qu’il profite de sa bonne chance. » Il est de fait que les arrêts de la justice sont parfois plus enclins à condamner, plus sévères et plus rigoureux ; tantôt plus faciles, moins durs, admettant davantage les circonstances atténuantes ; il n’y a pas de doute en effet que le jugement de qui sort de chez lui souffrant de la goutte, en proie à la jalousie, ou venant d’être volé par son domestique, qui a l’âme sombre et envahie par la colère, ne se ressente de cette mauvaise disposition. — L’Aréopage, ce vénérable sénat, jugeait la nuit de peur que la vue des parties n’influençât sa justice. — Même l’état de l’atmosphère et la sérénité du ciel font varier notre jugement, ce que constate ce vers grec, rapporté par Cicéron : « Les dispositions mentales des hommes, en deuil, à la joie, varient chaque jour que leur départ Jupiter. » Ce ne sont pas seulement les fièvres, les boissons, les accidents graves qui bouleversent notre jugement : les choses les plus insignifiantes du monde le tournent et le retournent ; et il ne faut pas douter, alors même que nous ne le sentons pas, que si la fièvre continue peut abattre notre âme, la fièvre intermittente l’altère aussi dans une certaine mesure, toute proportion gardée ; si l’apoplexie assoupit et éteint complètement la lucidité de notre intelligence, incontestablement un rhume la trouble ; par conséquent à peine se rencontre-t-il dans la vie une seule heure où notre jugement est dans son assiette normale, tant notre corps est sujet à de continuels changements, et machiné avec tant de ressorts que je suis de l’avis des médecins, qu’il est bien malaisé qu’il n’y en ait pas toujours un qui aille de travers.

Cette infirmité de notre jugement est malaisée à découvrir. — Et pour comble, à moins qu’elle ne soit tout à fait à son apogée et sans remède, ce n’est pas aisément que se découvre cette maladie qui oblitère notre jugement, d’autant que la raison toujours torse, si déhanchée, si boiteuse, s’accommode aussi bien du mensonge que de la vérité ; ce qui fait qu’il est difficile de reconnaître qu’elle est déréglée et que nous ne pouvons compter sur elle. Je conserve ce nom de raison à cette apparence de jugement que chacun se forme en lui-même et qui sur un même sujet peut affecter cent appréciations contraires les unes aux autres, instrument fait de plomb et de cire, qui peut s’étirer, se ployer, s’accommoder à toutes les circonstances, à tous les compromis, avec lequel il n’y a plus qu’à posséder l’habileté nécessaire pour lui faire épouser tous les contours qu’il doit prendre. En quelque bonne résolution que soit un juge, s’il ne se surveille de près, ce à quoi peu de gens s’amusent, il peut être sollicité à la bienveillance s’il s’agit d’un ami, d’un parent, d’une beauté, comme aussi être hanté par une idée de vengeance. Sans même aller jusque-là, cette simple tendance instinctive qui, en dehors de toute préméditation, nous porte à favoriser une chose plutôt qu’une autre et fait que, sans consulter la raison, nous prononçons entre deux sujets se présentant dans les mêmes conditions, ou quelque autre impulsion aussi peu saisissable,