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pas qu’on se marie avant trente ans et se moque avec raison de ceux qui font œuvre de mariage après cinquante-cinq, déclarant leur progéniture indigne d’être élevée et de vivre. Thalès en fixe judicieusement les limites : dans sa jeunesse il répondait à sa mère qui le pressait de se marier « qu’il n’était pas encore temps » ; plus tard, gagné par l’âge, « qu’il n’était plus temps ». Chaque chose a son heure ; ce qui ne vient pas à son moment est à écarter. — Les anciens Gaulois considéraient comme très répréhensible pour l’homme d’entrer en liaison avec la femme avant l’âge de vingt ans, et recommandaient expressément à ceux qui voulaient se consacrer au métier des armes, de conserver pendant longues années leur virginité, l’énergie s’amoindrissant et s’altérant par le contact de la femme : « Maintenant il est le mari d’une jeune femme et il est père ; ce double bonheur a amolli son courage (Le Tasse). » — Muley Hassein, roi de Tunis, celui que l’empereur Charles-Quint replaça sur le trône, reprochait à la mémoire de Mahomet, son père, ses fréquentations continues des femmes, le traitant de lourdaud, d’efféminé, bon uniquement à faire des enfants. — L’histoire grecque relate que Jecus de Tarente, Crisson, Astyllus, Diopompe et autres, afin de se maintenir en bonnes conditions pour prendre part aux courses des jeux olympiques, aux exercices de la palestre et autres semblables, se privaient pendant la durée de leur entraînement de tout rapprochement avec la femme. — Dans certaines contrées des Indes espagnoles, on ne permettait aux hommes de se marier qu’après quarante ans, bien qu’on le permit aux filles à dix. — Un gentilhomme, à trente-cinq ans, n’est pas encore en âge de céder la place à un fils qui en a vingt : il n’a cessé d’être à même de supporter gaillardement les fatigues de la guerre et de faire bonne figure à la cour de son prince ; et, quoique pour cela il ait besoin de toutes ses ressources, il lui est cependant d’obligation d’en faire une part pour son fils, sans toutefois s’oublier lui-même ; dans ces conditions, il est naturel que lui vienne à l’idée cette réponse que les pères ont ordinairement à la bouche : « Je ne veux pas me dépouiller avant d’aller me coucher. »

Celui qu’accablent les ans et les infirmités ne devrait conserver pour lui que le nécessaire. — Mais un père accablé d’ans et d’infirmités, obligé de vivre à l’écart par son manque de force et de santé, est dans son tort et porte préjudice aux siens s’il conserve, sans en faire usage, une fortune excédant ses besoins. En ayant le moyen, il sera porté, s’il est sage, à se dépouiller, en attendant le moment de se coucher, non jusqu’à sa chemise, mais en ne conservant qu’une bonne robe de chambre bien chaude ; le reste, qui ne sert qu’à une représentation dont il n’a plus que faire, il l’abandonnera de bonne grâce à ceux auxquels, par droit naturel, cela doit revenir après lui. Il est raisonnable qu’il leur en laisse l’usage, puisque la nature l’empêche d’en jouir ; agir autrement c’est, sans aucun doute, faire mal et obéir à un sentiment d’envie. Le plus beau des actes de l’empereur Charles-Quint fut