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elle : la seule raison doit auoir la conduite de nos inclinations. I’ay de ma part le goust estrangement mousse à ces propensions, qui sont produites en nous sans l’ordonnance et entremise de nostre iugement. Comme sur ce subiect, duquel ie parle, ie ne puis reccuoir cette passion, dequoy on embrasse les enfans à peine encore naiz, n’ayants ny mouuement en l’ame, ny forme recognoissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables : et ne les ay pas souffert volontiers nourrir pres de moy. Vne vraye affection et bien reglée, deuroit naistre, et s’augmenter auec la cognoissance qu’ils nous donnent d’eux ; et lors, s’ils le valent, la propension naturelle marchant quant et quant la raison, les cherir d’vne amitié vrayement paternelle ; et en iuger de mesme s’ils sont autres, nous rendans tousiours à la raison, nonobstant la force naturelle. Il en va fort souuent au rebours, et le plus communement nous nous sentons plus esmeuz des trepignemens, ieux et niaiseries pueriles de noz enfans, que nous ne faisons apres, de leurs actions toutes formées : comme si nous les auions aymez pour nostre passe-temps, comme des guenons, non comme des hommes. Et tel fournit bien liberalement de iouets à leur enfance, qui se trouue resserré à la moindre despence qu’il leur faut estans en aage. Voire il semble que la ialousie que nous auons de les voir paroistre et iouyr du monde, quand nous sommes à mesme de le quitter, nous rende plus espargnans et restrains enuers eux. Il nous fasche qu’ils nous marchent sur les talons, comme pour nous solliciter de sortir. Et si nous auions à craindre cela, puis que l’ordre des choses porte qu’ils ne peuuent, à dire verité, estre, ny viure, qu’aux despens de nostre estre et de nostre vic, nous ne deuions pas nous mesler d’estre peres.Quant à moy, ie treuue que c’est cruauté et iniustice de ne les receuoir au partage et societé de noz biens, et compagnons en l’intelligence de noz affaires domestiques, quand ils en sont capables, et de ne retrancher et resserrer noz commoditez pour prouuoir aux leurs, puis que nous les auons engendrez à cet effect. C’est iniustice de voir qu’vn pere vieil, cassé, et demy-mort, iouysse seul à vn coing du foyer, des biens qui suffiroient à l’auancement et entretien de plusieurs enfans, et qu’il les laisse cependant par faute de moyen, perdre