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ternelle en nostre temps plus exprez que le vostre. Ie louë Dieu, Madame, qu’elle aye esté si bien employée : car les bonnes esperances que donne de soy Monsieur d’Estissac yostre fils, asseurent assez que quand il sera en aage, vous en tirerez l’obeïssance et reconnoissance d’vn tres-bon enfant. Mais d’autant qu’à cause de sa puerilité, il n’a peu remerquer les extremes offices qu’il a receu de vous en si grand nombre, ie veux, si ces escrits viennent vn iour à luy tomber, en main, lors que ie n’auray plus ny bouche ny parole qui le puisse dire, qu’il reçoiue de moy ce tesmoignage en toute verité qui luy sera encore plus vifuement tesmoigné par les bons effects, dequoy si Dieu plaist il se ressentira, qu’il n’est Gentil-homme en France, qui doiue plus à sa mere qu’il fait, et qu’il ne peut donner à l’aduenir plus certaine preuue de sa bonté, et de sa vertu, qu’en vous reconnoissant pour telle.

S’il y a quelque loy vrayement naturelle, c’est à dire quelque instinct, qui se voye vniuersellement et perpetuellement empreinct aux bestes et en nous, ce qui n’est pas sans controuerse, ie puis dire à mon aduis, qu’apres le soin que chasque animal a de sa conseruation, et de fuir ce qui nuit, l’affection que l’engendrant porte à son engeance, tient le second lieu en ce rang. Et parce que Nature semble nous l’auoir recommandée, regardant à estendre et faire aller auant, les pieces successiues de cette sienne machine : ce n’est pas merueille, si à reculons des enfans aux peres, elle n’est pas si grande. Ioint cette autre consideration Aristotelique : que celuy qui bien faict à quelcun, l’aime mieux, qu’il n’en est aimé. Et celuy à qui il est deu, aime mieux, que celuy qui doibt : et tout ouurier aime mieux son ouurage, qu’il n’en seroit aimé, si l’ouurage auoit du sentiment : d’autant que nous auons cher, estre, et estre consiste en mouuement et action. Parquoy chascun est aucunement en son ouurage. Qui bien fait, exerce vne action belle et honneste : qui reçoit, l’exerce vtile seulement. Or l’vtile est de beaucoup moins aimable que l’honneste. L’honneste est stable et permanent, fournissant à celuy qui l’a faict, vne gratification constante. L’vtile se perd et eschappe facilement, et n’en est la memoire ny si fresche ny si douce. Les choses nous sont plus cheres, qui nous ont plus cousté. Et donner, est de plus de coust que le prendre.Puis qu’il a pleu à Dieu nous doüer de quelque capacité de discours, affin que comme les bestes nous ne fussions pas seruilement assubiectis aux loix communes, ains que nous nous y appliquassions par iugement et liberté volontaire : nous deuons bien prester vn peu à la simple authorité de Nature mais non pas nous laisser tyranniquement emporter à