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ainsi, car aucune vertu plus que le courage militaire n’est de nature à se répandre davantage, ce n’est pas une raison suffisante pour, en le multipliant, l’avoir laissé tomber en discrédit. — En dehors de la vaillance que je qualifie ici de vertu, employant ce mot dans son acception courante, il en existe une autre, la vertu proprement dite, qui constitue la perfection et est la seule que les philosophes reconnaissent. De nature plus élevée que la vaillance, à l’encontre de celle-ci elle s’étend à tout ; elle consiste dans cette force et cette fermeté de l’âme, qui la rendent indifférente à tout événement quel qu’il soit, heureux ou malheureux, qui peut survenir ; elle est toujours égale, pondérée, constante, et notre vertu par excellence n’en est qu’une très faible émanation.

Conditions dans lesquelles se décernait l’ordre de Saint-Michel ; abus qui en a été fait. — Nos mœurs, notre éducation, les traditions, l’exemple, nous rendent celle-ci (la vaillance) aisée à pratiquer et font qu’elle est assez généralement répandue, ainsi qu’on peut parfaitement s’en rendre compte par ce qui se passe en ces temps de guerre civile ; et si quelqu’un pouvait à cette heure ramener la concorde parmi nous et faire que les efforts de tous soient dirigés vers un même but, par elle nous verrions refleurir notre ancien renom militaire. Il est bien certain qu’aux temps passés, l’attribution de cet ordre ne visait pas cette seule vertu, il fallait plus encore : jamais il n’a été décerné à un soldat n’ayant que sa valeur, il ne l’était qu’à des chefs qui s’étaient particulièrement distingués. Savoir obéir ne suffisait pas alors pour une si honorable distinction ; il fallait de plus des connaissances militaires étendues, embrassant l’ensemble et la majeure partie des branches qui constituent l’homme de guerre, « car les talents du soldat et ceux du général ne sont pas les mêmes (Tite-Live) », et, en outre, être de naissance permettant l’accès à une si haute dignité. Quoi qu’il en soit, quand même plus de gens qu’autrefois en seraient dignes, on n’eût pas dû le concéder avec tant de libéralité ; mieux eût valu ne pas le donner à tous ceux qui pouvaient le mériter, que de déprécier l’institution à tout jamais, comme cela est arrivé par l’abus qui en a été fait, et se priver ainsi des services qu’elle pouvait rendre. Aucun homme de cœur ne daigne tirer avantage d’une chose qui lui est commune à lui et à beaucoup d’autres ; et aujourd’hui, ceux mêmes qui ont le moins mérité de se voir attribuer cette récompense, sont ceux qui affectent le plus de la dédaigner pour se mettre sur le même rang que ceux qui l’ont bien gagnée, et auxquels on porte tort en l’avilissant par la prodigalité avec laquelle on l’octroie à des gens qui en sont indignes.

Le discrédit en lequel il est tombé, rend difficile de mettre en honneur un nouvel ordre de chevalerie. — Après avoir supprimé et aboli cet ordre, en avoir créé un autre avec l’espérance que, dès son apparition, cet autre sera tenu en considération, c’est une entreprise bien risquée en des temps aussi