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et profit ; ce qui s’explique parfaitement et rehausse considérablement le cas qu’on en fait. Si à un prix qui doit être uniquement honorifique, on attache des avantages particuliers, voire même une rémunération importante, ce mélange, au lieu de grandir l’estime en laquelle on le tient, la lui enlève et l’avilit. — L’ordre de Saint-Michel, qui a été si longtemps en crédit parmi nous, avait pour plus grand avantage de n’en conférer d’aucune sorte, ce qui faisait qu’autrefois il n’y avait pas de charge ni de situation, quelles qu’elles fussent, auxquelles la noblesse aspirât plus ardemment qu’à l’obtention de cet ordre et qui lui causassent plus de satisfaction ; aucune autre qualité ne procurait plus de respect et de considération, la vertu souhaitant et recevant plus volontiers qu’aucune autre, une récompense qui est son apanage exclusif alors même qu’elle est plus glorieuse qu’utile.

Les récompenses pécuniaires s’appliquent à des services rendus de tout autre caractère. — Toutes les autres récompenses sont en effet moins honorables, d’autant qu’on en use à propos de tout : par des dons en argent se rémunèrent les services d’un valet, la diligence d’un courrier, quiconque nous charme par ses danses, ses talents en équitation, par sa parole. Tous les services en somme, même les plus vils, qu’on nous rend ; tout, même le vice, est payé de cette façon : la flatterie, la trahison, celui qui favorise la débauche ; par suite, il n’est pas étonnant que la vertu désire et accepte moins volontiers cette sorte de monnaie courante, que celle dont rien n’entache le caractère noble et généreux qui lui est propre et tout spécial. — Auguste avait raison d’être beaucoup plus économe de celle-ci que des autres, d’autant que l’honneur est un privilège dont la caractéristique essentielle est la rareté ; c’est aussi celle de la vertu : « Pour qui ne voit pas de méchants, les bons ne sauraient exister (Martial). » On ne remarque pas un homme qui s’occupe de l’éducation de ses enfants : ce n’est pas là un titre de recommandation, si louable que ce soit, parce que c’est chose qui se rencontre communément ; remarque-t-on un arbre de grande élévation, dans une forêt où tous sont de même ? Je ne crois pas que jamais citoyen de Sparte se soit glorifié de sa vaillance, vertu pratiquée de tous chez ce peuple ; non plus que de sa fidélité aux lois et de son mépris pour la richesse. Il n’est pas de récompense pour la vertu, si grande qu’elle soit, quand elle est dans les habitudes ; je ne sais si même on donnerait cette qualification de grande, à une vertu qui se pratiquerait communément.

La vaillance est une vertu assez commune qui prime chez nous la vertu proprement dite. — Puisque ces témoignages d’honneur n’ont de prix et ne sont tenus en si haute estime que parce qu’ils sont décernés à un petit nombre, pour les anéantir il n’y a rien de tel que de les prodiguer. Quand même il y aurait aujourd’hui plus de gens que par le passé, qui mériteraient cet ordre, et je reconnais qu’il peut très bien se faire qu’il en soit