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leurs mouvements ont des significations qu’elles saisissent fort bien « C’est par la même raison que nous voyons les enfants suppléer par des gestes à la parole qui leur manque (Lucrèce). » — Peut-on prétendre le contraire ? n’est-ce pas ainsi, par signes, que nos muets discutent, s’entretiennent, content des histoires ? J’en ai vu de si souples, de si bien dressés à cet exercice que, vraiment, ils se faisaient comprendre dans la perfection. — Les amoureux se disputent, se réconcilient, se prient, se remercient, se donnent des rendez-vous, se disent tout enfin avec les yeux : « Le silence même a son langage, il sait prier et se faire entendre (Le Tasse). »

Et avec les mains, que ne faisons-nous pas ? Nous demandons, nous promettons, appelons, congédions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, comptons, confessons nos fautes, manifestons notre repentir, nos craintes, notre honte, nos doutes ; nous nous informons, commandons, incitons, encourageons, jurons, portons témoignage, accusons, condamnons, absolvons, injurions, exprimons notre mépris, notre dépit ; défions, flattons, applaudissons, bénissons, humilions ; nous nous moquons, nous nous réconcilions, nous recommandons, exaltons, festoyons ; nous nous réjouissons, nous nous plaignons, nous nous attristons ; nous marquons notre découragement, notre désespoir, notre étonnement ; nous nous écrions, nous nous taisons ; que ne faisons-nous pas encore par ce moyen, variant et multipliant ce que nous exprimons, aussi bien qu’avec la parole ? — Et de la tête : nous invitons, congédions, avouons, désavouons, démentons, souhaitons la bienvenue, honorons, vénérons, exprimons notre dédain, demandons, éconduisons, marquons notre gaité, nous lamentons, caressons, adressons des reproches, faisons acte de soumission, bravons, exhortons, menaçons, donnons une assurance, demandons un renseignement ! — Que ne disons-nous pas en fronçant les sourcils, en haussant les épaules ? — Il n’est aucun de nos mouvements qui ne parle, et ne parle un langage intelligible, que tout le monde comprend, bien qu’il ne nous ait pas été enseigné ; tout cela fait que lorsqu’on la compare à la variété des langues et au travail qu’elles demandent pour les posséder, cette communication par signes semble être plutôt le langage propre de la nature humaine. — Je laisse de côté ce que, dans cet ordre d’idées, la nécessité apprend, à un moment donné, à qui en a besoin ; et aussi les lettres de l’alphabet exprimées avec les doigts, la grammaire inculquée par gestes, les sciences apprises et traduites par le même procédé ; il est des nations chez lesquelles, au dire de Pline, on ne parle pas autrement. — Un ambassadeur de la ville d’Abdère, après avoir longuement entretenu Agis roi de Sparte, lui demanda quelle réponse il voulait qu’il rapportât à ses concitoyens : « Que je t’ai laissé dire tout ce que tu as voulu, répondit le roi, tant que tu as voulu, sans jamais dire un mot. » N’est-ce pas là parler tout en se taisant, et d’une manière fort compréhensible ?

Leur habileté surpasse celle de l’homme, si bien qu’il