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TRADUCTION. — LIV. II, CH. II.

Je n’aurais jamais cru l’ivresse profonde au point de faire perdre tout sentiment comme si déjà nous n’étions plus, si je n’eusse lu dans l’histoire qu’Attale ayant convié à souper, dans l’intention de le mettre en tel état qu’il se laissât aller à commettre quelque énorme indignité, ce Pausanias, qui plus tard, à propos de ce fait même, tua Philippe de Macédoine, ce roi si remarquable par ses belles qualités témoignant de l’éducation qu’il avait reçue dans la famille d’Epaminondas et en sa société. Attale dans ce repas le fit tant boire, que Pausanias en arriva peu à peu à livrer les charmes de son corps, comme une prostituée qui se donne n’importe où, à tous les muletiers et autres valets de bas étage de sa maison. — Dans ce même ordre d’idées, vient encore cet autre fait que je tiens d’une dame que j’honore et apprécie beaucoup : Près de Bordeaux, du côté de Castres où est sa propriété, une villageoise, veuve, d’une chasteté qui ne faisait pas doute, sentant en elle les premiers signes d’une grossesse, disait à ses voisines qu’elle se croirait enceinte si elle était mariée. Ces symptômes, croissant de jour en jour, finirent par devenir évidents ; et elle en vint à faire déclarer au prône de son église qu’à celui qui, l’avouant, se reconnaîtrait l’avoir mise en cet état, elle s’engageait à pardonner, et qu’elle l’épouserait s’il y consentait. Un jeune homme d’entre ses valets de ferme, enhardi par cette proclamation, déclara qu’un jour de fête, où elle avait trop bu, la voyant si profondément endormie près de son foyer et dans une position si indécente, il avait pu en user sans la réveiller. Ils se sont mariés, et vivent encore.

Les anciens ont peu décrié ce vice de l’ivrognerie ; il est en fait de ceux qui portent le moins dommage à la société. — Il est certain que, dans l’antiquité, ce vice n’était pas fort décrié ; quelques philosophes en parlent dans leurs ouvrages avec beaucoup d’indulgence, et parmi les stoïciens eux-mêmes, il en est qui vont jusqu’à conseiller de se donner quelquefois la liberté de boire autant que l’envie en prend et de s’enivrer pour détendre l’esprit : « On dit même que dans cet assaut de vigueur, le grand Socrate remporta quelquefois la palme (Pseudo Gallus). » — On a reproché de beaucoup boire à Caton, ce censeur qui reprenait si fort les autres : « On raconte aussi de Caton l’ancien, qu’il réchauffait sa vertu dans le vin (Horace). » — Cyrus, ce prince dont la renommée est si grande, cite parmi les mérites qui, à son avis, le mettent au-dessus de son frère Artaxerxès, qu’il sait beaucoup mieux que lui supporter la boisson. — Dans les nations les mieux administrées et les plus policées, il était d’usage courant de s’exercer à tenir tête à quiconque le verre en main. — J’ai ouï dire à Silvius, un excellent médecin de Paris, que pour conserver à notre estomac tout son ressort, il est bon de l’éveiller et de le stimuler une fois par mois par des excès de cette nature, pour éviter qu’il ne s’engourdisse. — Il est écrit que, chez les Perses, c’était après boire que se traitaient les affaires les plus importantes.

Par goût et par tempérament, je déteste ce vice, encore plus que