Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/63

Cette page a été validée par deux contributeurs.
43
TRADUCTION. — LIV. I, CH. IV.

que l’âme, troublée et agitée, s’égare quand un but lui fait défaut ; dans ses transports, il lui faut toujours à qui s’en prendre et contre qui agir.

Plutarque dit, à propos de personnes qui affectionnent plus particulièrement les guenons et les petits chiens, que le besoin d’aimer qui est en nous, quand il n’a pas possibilité de s’exercer légitimement, plutôt que de demeurer inassouvi, se donne carrière sur des objets illicites ou qui n’en sont pas dignes. Nous voyons pareillement l’âme, aux prises avec la passion, plutôt que de ne pas s’y abandonner, se leurrer elle-même, et, tout en ayant conscience de son erreur, s’attaquer souvent de façon étrange à ce qui n’en peut mais. C’est ainsi que les animaux blessés s’en prennent avec rage à la pierre ou au fer qui a causé leur blessure, ou encore se déchirent eux-mêmes à belles dents, pour se venger de la douleur qu’ils ressentent : « Ainsi l’ourse de Pannonie devient plus féroce, quand elle a été atteinte du javelot que retient la mince courroie de Libye ; furieuse, elle veut mordre le trait qui la déchire et poursuit le fer qui tourne avec elle (Lucain). »

Souvent en pareil cas, nous nous en prenons même à des objets inanimés. — Quelles causes n’imaginons-nous pas aux malheurs qui nous adviennent ? À qui, à quoi, à tort ou à raison, ne nous en prenons-nous pas, pour avoir contre qui nous escrimer ? — « Dans ta douleur, tu arraches tes tresses blondes, tu te déchires la poitrine, au point que le sang en macule la blancheur ; sont-elles donc cause de la mort de ce frère bien-aimé, qu’une balle mortelle a si malheureusement frappé ? Non, eh bien ! prends-t’en donc à d’autres. » — À propos de l’armée romaine qui, en Espagne, venait de perdre ses deux chefs Publius et Cneius Scipion, deux frères, tous deux grands hommes de guerre, Tite Live dit : « Dans l’armée entière, chacun se mit aussitôt à verser des larmes et à se frapper la tête. » N’est-ce pas là une coutume généralement répandue ? — Le philosophe Bion n’était-il pas dans le vrai, quand, en parlant de ce roi qui, dans les transports de sa douleur, s’arrachait la barbe et les cheveux, il disait plaisamment : « Pense-t-il donc que la pelade adoucisse le chagrin que nous cause la perte des nôtres ? » — Qui n’a vu des joueurs déchirer et mâcher les cartes, avaler les dés, dans leur dépit d’avoir perdu leur argent. — Xercès fit fouetter la mer[1] de l’Hellespont, la fit charger de fers, et accabler d’insultes, et envoya un cartel de défi au mont Athos. — Cyrus se donna en spectacle à son armée, pendant plusieurs jours, par la vengeance qu’il prétendait tirer de la rivière du Gyndus, pour la peur qu’il avait eue en la franchissant. — Caligula ne détruisit-il pas un magnifique palais, pour le déplaisir qu’y avait éprouvé sa mère, qui y avait été enfermée.

Folie d’un roi voulant se venger de Dieu lui-même, d’Auguste contre Neptune, des Thraces contre le ciel en temps d’orage. — Dans ma jeunesse, il se contait dans le peuple qu’un roi de nos voisins, châtié par Dieu, jura de s’en venger.

  1. *