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Marguerite, reine de Navarre, conte qu’un jeune prince, qu’elle ne nomme pas, mais que ses hauts faits ont assez fait connaître, allant à un rendez-vous d’amour et coucher avec la femme d’un avocat de Paris, son chemin passant près d’une église, ne manquait jamais, quand, allant chez sa maîtresse ou en revenant, il passait près de ce sanctuaire, d’y faire ses prières et ses oraisons ; je vous laisse à juger ce qu’il pouvait bien demander à Dieu, avec les idées que sa bonne fortune lui mettait en tête. La reine cite cependant ce fait comme un témoignage de grande dévotion ; c’est là une preuve, qui du reste n’est pas la seule, qui fait ressortir que les femmes ne sont guère propres à traiter les questions se rapportant à la théologie.

Que de choses on demande à Dieu qu’on n’oserait lui demander en public et à haute voix. — La vraie prière et notre réconciliation avec Dieu telle que la comprend la religion, ne peut guère être le fait d’une âme impure et soumise quand même à la domination du Démon. Celui qui réclame l’assistance de Dieu, quand il est dans la voie du vice, fait comme le brigand de profession qui appellerait la justice à son aide, ou comme ceux invoquant le nom de Dieu, en portant un faux témoignage. — « Nous murmurons à voix basse des prières criminelles (Lucain). » Peu d’hommes oseraient émettre en public les demandes qu’ils adressent en secret à Dieu : « Il ne serait pas facile de proscrire des temples la prière faite à voix basse, peu nombreux sont ceux en état d’exprimer leurs vœux à haute voix (Perse). » C’est la raison pour laquelle les Pythagoriciens voulaient que les prières fussent faites en public et entendues de tous, afin qu’on ne demandât pas des choses indécentes et injustes, comme celui qui « disait clairement et à haute voix : « Apollon ! » puis ajoutait tout bas, remuant à peine les lèvres de peur d’être entendu : « Belle Laverne, donne-moi les moyens de tromper et de passer pour un homme de bien ; couvre mes fautes du voile de la nuit et mes larcins d’un nuage (Horace). »

Les dieux punirent sévèrement, en y donnant satisfaction, les vœux contraires à la nature exprimés par Œdipe. Il avait demandé dans ses prières que le sort des armes décidât entre ses enfants à qui lui succéderait sur le trône de Thèbes et fut assez malheureux pour se voir exaucé. Il ne faut pas demander que les choses arrivent suivant ce que nous voulons, mais suivant ce que nous commande la prudence.

On dirait que pour beaucoup, la prière n’est qu’une sorte de formule cabalistique pouvant faciliter l’accomplissement de nos désirs. — Il semble, en vérité, que nous usons de la prière comme d’un langage cabalistique, comme font ceux qui emploient la parole sacrée de Dieu dans leurs opérations de sorcellerie et de magie, et que nous nous tenions pour assurés que ses effets dépendent de sa contexture, de l’inflexion de notre voix, des mots employés ou de notre attitude. L’âme pleine de concupiscences, n’ayant ni repentir ni désir de réconciliation avec Dieu,