CHAPITRE L.
En toutes choses le jugement est nécessaire. Application qu’en a faite Montaigne dans ses Essais ; comment il les a écrits. — Le jugement est un outil qui s’applique à tout et trouve partout son emploi ; aussi ces Essais que je compose me fournissent-ils maintes occasions, de tous genres, de l’exercer. Si je traite un sujet qui me soit quelque peu étranger, j’y ai recours et le mets à l’épreuve, en lui faisant sonder bien en avant de moi la profondeur du gué ; s’il m’indique que cette profondeur est trop grande pour ma taille, je demeure sur la rive ; et c’est là, parmi les services qu’il me rend, un de ceux dont il est le plus fier, que de me faire connaître que je ne puis passer outre. Parfois, lorsque je traite un sujet frivole et de peu d’importance, je m’essaie à voir s’il n’arrivera pas à lui donner corps, à l’appuyer, l’étayer, de manière qu’il soit possible d’en tirer quelque chose de sérieux. Quand j’aborde avec lui un sujet important et souvent traité, où il n’y a rien à découvrir, où la voie est tellement frayée qu’il n’y a qu’à suivre les pistes déjà tracées, il n’en a pas moins à démêler quelle est celle qui lui semble la meilleure et à se prononcer sur ces mille sentiers, en indiquant celui auquel donner la préférence. — Au hasard, je choisis le premier sujet qui se présente, tous me sont également bons. Je n’ai jamais l’intention de le traiter complètement, car il n’est rien dont je voie le fond ; et ceux qui nous promettent de nous le montrer, ne tiennent pas davantage eux-mêmes leur engagement. Sur les cent aspects différents que revêt chaque chose et les nombreux détails que chacune présente, j’en prends un, et tantôt je ne fais que le lécher, tantôt je vais jusqu’à l’effleurer, parfois je l’entame jusqu’à l’os ; je le scrute, non sur une large surface, mais aussi profondément que mon savoir me le permet, et, le plus souvent, je me plais à l’envisager sous un jour autre qu’on ne le fait d’ordinaire. Je me hasarderais bien à traiter à fond quelque matière, mais je me connais trop et ne puis m’abuser sur mon impuissance. — En agissant comme je le fais, risquant un mot ici, un mot là ; donnant des échantillons sortis de leur cadre habituel, isolés ; marchant sans idée arrêtée ; ne m’étant engagé à rien, je ne suis pas tenu de faire œuvre de valeur réelle, je ne suis même pas lié envers moi-même et demeure libre de varier, autant qu’il me plaît, les sujets que je traite et la manière dont je le fais, sans que m’arrêtent ni doutes, ni incertitudes, ni ce qui par-dessus tout domine en moi, mon ignorance.