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ESSAIS DE MONTAIGNE.

honte : si ce n’est à vne grande suasion de la nécessité ou de la volupté, ie ne communique gueres aux yeux de personne, les membres et actions, que nostre coustume ordonne estre couuertes : i’y souffre plus de contrainte que ie n’estime bien seant à vn homme, et sur tout à vn homme de ma profession : mais luy en vint à telle superstition, qu’il ordonna par parolles expresses de son testament, qu’on luy attachast des calessons, quand il seroit mort. Il deuoit adiouster par codicille, que celuy qui les luy monteroit eust les yeux bandez. L’ordonnance que Cyrus faict à ses enfans, que ny eux, ny autre, ne voye et touche son corps, après que l’ame en sera séparée : ie l’attribue à quelque sienne deuotion : car et son Historien et luy, entre leurs grandes qualitez, ont semé par tout le cours de leur vie, vn singulier soin et reuerence à la religion.Ce conte me despleut, qu’vn grand me fit d’vn mien allié, homme assez cogneu et en paix et en guerre. C’est que mourant bien vieil en sa cour, tourmenté de douleurs extremes de la pierre, il amusa toutes ses heures dernieres auec vn soing vehement, à disposer l’honneur et la ceremonie de son enterrement : et somma toute la noblesse qui le visitoit, de luy donner parolle d’assister à son conuoy. À ce Prince mesme, qui le vid sur ces derniers traits, il fit vne instante supplication que sa maison fust commandee de s’y trouuer ; employant plusieurs exemples et raisons, à prouuer que c’estoit chose qui appartenoit à vn homme de sa sorte : et sembla expirer content ayant retiré cette promesse, et ordonné à son gré la distribution, et ordre de sa montre. Ie n’ay guère veu de vanité si perseuerante.Cette autre curiosité contraire, en laquelle ie n’ay point aussi faute d’exemple domestique, me semble germaine à ceste-cy : d’aller se soignant et passionnant à ce dernier poinct, à regler son conuoy, à quelque particulière et inusitée parsimonie, à vn seruiteur et vne lanterne. Ie voy louer cett’humeur, et l’ordonnance de Marcus Æmylius Lepidus, qui deffendit à ses héritiers d’employer pour luy les cérémonies qu’on auoit accoustumé en telles choses. Est-ce encore tempérance et frugalité, d’euiter la despence et la volupté, desquelles l’vsage et la cognoissance nous est imperceptible ? Voila vne aisée reformation et de peu de coust. S’il estoit besoin d’en ordonner, ie seroy d’aduis, qu’en celle là, comme en toutes actions de la vie, chascun en rapportast la regle, au degré de sa fortune. Et le Philosophe Lycon prescrit sagement à ses amis,