Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/55

Cette page a été validée par deux contributeurs.
35
TRADUCTION. — LIV. I, CH. III.

sur ce point abondent tellement, chez les anciens comme chez nous, qu’il ne m’est pas besoin d’insister. — Édouard premier, roi d’Angleterre, ayant constaté dans ses longues guerres contre Robert, roi d’Écosse, combien sa présence contribuait à ses succès, la victoire lui demeurant partout où il se trouvait en personne ; sur le point de rendre le dernier soupir, obligea son fils, par un serment solennel, à faire, une fois mort, bouillir son corps ; pour que, les chairs se séparant des os, il enterrât celles-là et transportât ceux-ci avec lui à l’armée, chaque fois qu’il marcherait contre les Écossais ; comme si la destinée avait fatalement attaché la victoire à la présence de ses ossements. — Jean Ghiska, qui troubla la Bohême pour la défense des erreurs de Wiclef, voulut qu’après sa mort, on l’écorchât ; et que, de sa peau, on fît un tambour, que l’on emporterait, lorsqu’on prendrait les armes contre ses ennemis ; estimant aider ainsi à la continuation des avantages qu’il avait obtenus, dans les guerres qu’il avait dirigées contre eux. — Certaines tribus indiennes portaient de même au combat contre les Espagnols, les ossements d’un de leurs chefs, en raison des chances heureuses qu’il avait eues en son vivant ; d’autres peuplades, sur ce même continent, traînent avec elles, lorsqu’elles vont en guerre, les corps de ceux de leurs guerriers qui se sont distingués par leur vaillance et ont péri dans les combats, comme susceptibles de leur porter bonheur et de servir d’encouragement. — Des exemples qui précèdent, les premiers montrent le souvenir de nos hauts faits, nous suivant au tombeau ; les derniers attribuent, en outre, à ce souvenir, une action effective.

Fermeté de Bayard sur le point d’expirer. — Le cas de Bayard est plus admissible : ce capitaine, se sentant blessé à mort d’une arquebusade dans le corps, pressé de se retirer du combat, répondit que ce n’était pas au moment où il touchait à sa fin, qu’il commencerait à tourner le dos à l’ennemi ; et il continua à combattre, tant que ses forces le lui permirent ; jusqu’à ce que se sentant défaillir et ne pouvant plus tenir à cheval, il commanda à son écuyer de le coucher au pied d’un arbre, mais de telle façon qu’il mourût le visage tourné vers l’ennemi ; et ainsi fut fait.

Particularités afférentes à l’empereur Maximilien et à Cyrus. — J’ajouterai cet autre exemple, comme aussi remarquable en son genre que les précédents : l’empereur Maximilien, bisaïeul du roi Philippe actuellement régnant, était un prince doué de nombreuses et éminentes qualités, et remarquable entre autres par sa beauté physique. Parmi ses singularités, il avait celle-ci qui ne ressemble guère à celle de ces princes qui, trônant sur leur chaise percée, y traitent les affaires les plus importantes, c’est que jamais il n’eut de valet de chambre avec lequel il fût familier, au point de se laisser voir par lui à la garde robe ; il se cachait pour uriner, aussi pudibond qu’une pucelle, pour ne découvrir à qui que ce fût, pas même à son médecin, les parties du corps qu’on a coutume de tenir cachées. Moi, qui ai un langage si libre, je suis cependant, par