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TRADUCTION. — LIV. I, CH. III.

Je regrette que, dans les usages et coutumes si sages de Lacédémone, ait été introduite cette cérémonie si empreinte de fausseté : À la mort des rois, tous les confédérés et peuples voisins, ainsi que tous les Ilotes, hommes et femmes, allaient pêle-mêle, se tailladant le front en signe de deuil, disant dans leurs cris et lamentations que le défunt, quel qu’il eût été, était le meilleur de tous les rois qu’ils avaient eus ; donnant ainsi à la situation les louanges qui auraient dû revenir au mérite et reléguant au dernier rang ce qui le constitue et lui assigne le premier.

Réflexions sur ce mot de Solon, que nul, avant sa mort, ne peut être dit heureux. — Aristote, qui traite tous les sujets, recherche à propos de ce mot de Solon : « Que nul, avant sa mort, ne peut être dit heureux », si celui-là même qui a vécu et a eu une mort telle qu’on peut la souhaiter, peut être qualifié d’heureux, s’il laisse une mauvaise renommée ou sa postérité dans le malheur. Tant que nous vivons, nous avons la faculté de faire que notre pensée se reporte où nous voulons ; quand nous avons cessé d’exister, nous n’avons plus aucune communication avec le monde vivant, c’est pourquoi Solon eût été mieux fondé à dire que jamais l’homme n’est heureux, puisqu’il ne peut l’être qu’après sa mort : « On trouve à peine un sage qui s’arrache totalement à la vie et la rejette ; ignorant de l’avenir, l’homme s’imagine qu’une partie de son être lui survit, et il ne peut s’affranchir de ce corps qui périt et tombe (Lucrèce). »

Honneurs rendus et influence prêtée à certains, après leur mort. — Bertrand du Guesclin mourut au siège du château de Randon, près du Puy, en Auvergne ; les assiégés ayant capitulé après sa mort, furent contraints d’aller déposer les clefs de la place sur son cadavre. — Barthélémy d’Alviane, général de l’armée vénitienne, étant mort en guerroyant autour de Brescia, il fallait, pour ramener son corps à Venise, traverser le territoire ennemi de Vérone ; la plupart des chefs vénitiens étaient d’avis qu’on demandât un sauf-conduit aux Véronais, pour le passage dans leur état ; Théodore Trivulce s’y opposa, préférant passer de vive force, dut-on combattre : « N’étant pas convenable, dit-il, que celui qui, en sa vie, n’avait jamais eu peur de ses ennemis, semblât les redouter après sa mort. » — Les lois grecques nous présentent quelque chose d’analogue : celui qui demandait un corps à l’ennemi, pour lui rendre les honneurs de la sépulture, renonçait par cela même à la victoire, et il ne pouvait plus la consacrer par un trophée ; celui auquel la demande était faite, était réputé vainqueur. Nicias perdit ainsi l’avantage, qu’il avait cependant nettement gagné sur les Corinthiens ; et inversement, Agésilas assura de la sorte un succès des plus douteux remporté sur les Béotiens.

Ces faits pourraient paraître étranges si, de tous temps, à la préoccupation de lui-même au delà de cette vie, l’homme n’avait joint la croyance que bien souvent les faveurs célestes nous accompagnent au tombeau et s’étendent à nos restes ; les exemples