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ESSAIS DE MONTAIGNE.

quand on luy octroyera ce qu’elle désire, ne sera pas contente : aussi est la sagesse contente de ce qui est présent, ne se desplait iamais de soy. Epicurus dispense son sage de la preuoyance et soucy de l’aduenir.Entre les loix qui regardent les trespassez, celle icy me semble autant solide, qui oblige les actions des Princes à estre examinees après leur mort : ils sont compagnons, sinon maistres des loix : ce que la Iustice n’a peu sur leurs testes, c’est raison qu’elle l’ayt sur leur reputation, et biens de leurs successeurs : choses que souuent nous préférons à la vie. C’est vne vsance qui apporte des commoditez singulières aux nations où elle est obseruee, et désirable à tous bons Princes : qui ont à se plaindre de ce, qu’on traitte la mémoire des meschants comme la leur. Nous deuons la subiection et obéissance également à tous Rois : car elle regarde leur office : mais l’estimation, non plus que l’affection, nous ne la deuons qu’à leur vertu. Donnons à l’ordre politique de les souffrir patiemment, indignes : de celer leurs vices : d’aider de nostre recommandation leurs actions indifferentes, pendant que leur auctorité a besoin de nostre appuy. Mais nostre commerce finy, ce n’est pas raison de refuser à la Iustice, et à nostre liberté, l’expression de noz vrays ressentiments : et nommément de refuser aux bons subiects, la gloire d’auoir reueremment et fidellement serui vn maistre, les imperfections duquel leur estoient si bien cognues : frustrant la postérité d’vn si vtile exemple. Et ceux, qui, par respect de quelque obligation priuee espousent iniquement la mémoire d’vn Prince mesloüable, font iustice particulière aux despends de la Iustice publique. Titus Liuius dict vray, que le langage des hommes nourris sous la Royauté, est tousiours plein de vaines ostentations et faux tesmoignages : chascun esleuant indifferemment son Roy, à l’extrême ligne de valeur et grandeur souueraine. On peult reprouuer la magnanimité de ces deux soldats, qui respondirent à Neron, à sa barbe, l’vn enquis de luy, pourquoy il luy vouloit mal : Ie t’aimoy quand tu le valois : mais despuis que tu es deuenu parricide, boutefeu, basteleur, cochier, ie te hay, comme tu mérites. L’autre, pourquoy il le vouloit tuer ; Par ce que ie ne trouue autre remède à tes continuels malefices. Mais les publics et vniuersels tesmoignages, qui après sa mort ont esté rendus, et le seront à tout iamais, à luy, et à tous meschans comme luy, de ses tiranniques et vilains deportements, qui de sain entendement les peut reprouuer ?Il me desplaist,