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L’indigence peut subsister chez le riche comme elle existe chez le pauvre. — En second lieu, ces gens d’ordre ne songent pas que ce qu’ils considèrent comme assuré, n’est guère moins incertain et hasardeux que le hasard lui-même. Avec plus de deux mille écus de rente, je suis aussi près de la misère que si je la côtoyais ; car, outre que le sort a cent moyens de faire brèche à travers les richesses pour livrer accès à la pauvreté, et souvent il n’y a pas de moyen terme possible entre une fortune excessive et une extrême misère : « La fortune est de verre ; plus elle brille, plus elle est fragile (P. Syrus) », outre qu’il a toute facilité pour renverser sens dessus dessous et rendre inutiles toutes les défenses que nous pouvons élever pour nous protéger, je trouve que l’indigence existe, la plupart du temps, autant chez ceux qui possèdent que chez ceux qui n’ont rien ; j’irai même jusqu’à dire que lorsqu’elle est seule, elle est peut-être moins incommode que lorsqu’elle se rencontre en compagnie de richesses. Celles-ci résultent moins des revenus que l’on a, que de l’ordre que l’on met à les administrer : « Chacun est l’artisan de sa fortune (Salluste) » ; et un riche qui est gêné, nécessiteux, qui a des embarras, est, à mon avis, plus misérable que celui qui est tout simplement pauvre : « L’indigence au sein de la richesse est la plus lourde des pauvretés (Sénèque). » — Les plus grands princes, ceux mêmes qui sont les plus riches, quand l’argent leur fait défaut, que leurs ressources sont épuisées, sont le plus ordinairement entraînés aux pires extrémités, car y en a-t-il de pires que de donner dans la tyrannie et de s’emparer injustement des biens de ses sujets ?

Être riche est un surcroît d’embarras, on est bientôt en proie à l’avarice et à ses tourments. — La seconde phase de mon existence s’est produite quand j’ai eu de l’argent. Y ayant pris goût, je ne tardai pas à me créer des réserves importantes pour ma situation, estimant que seul ce qui excède sa dépense ordinaire, constitue un avoir, et qu’on ne saurait se tenir assuré de la possession de biens qui ne sont qu’en espérances, si fondées qu’elles paraissent ; car, me disais-je, qu’arriverait-il si j’étais surpris par tel ou tel accident ? Le résultat de ces pensées vaines et malsaines fut que je m’ingéniai, par la création de cette réserve superflue, à me prémunir contre toute fâcheuse éventualité ; et, à qui me faisait observer que ces éventualités sont en nombre trop infini pour qu’il soit possible d’y parer, je savais fort bien répondre que si je ne pouvais me garder de toutes, je me gardais du moins contre un certain nombre et plus particulièrement contre certaines. — Cela ne se passait pas sans me causer des préoccupations, j’en gardais le secret, et moi qui parle si librement de ce qui me touche, ne disais pas la vérité quand il était question de l’argent que je pouvais avoir ; j’en agissais comme bien d’autres qui, riches, se font plus pauvres qu’ils ne sont ; ou qui, pauvres, exagèrent ce qu’ils ont et ne se font nullement un cas de conscience de toujours tromper sur ce qu’ils possèdent, ce qui est le fait d’une prudence aussi ridicule que hon-