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grands, qui me cognoissent, à y supporter des litures et des trasseures, et vn papier sans plieure et sans marge. Celles qui me coustent le plus, sont celles qui valent le moins. Depuis que ie les traine, c’est signe que ie n’y suis pas. Ie commence volontiers sans proiect ; le premier traict produit le second. Les lettres de ce temps, sont plus en bordures et préfaces, qu’en matière. Comme i’ayme mieux composer deux lettres, que d’en clorre et plier vne ; et resigne tousiours cette commission à quelque autre : de mesme quand la matière est acheuée, ie donrois volontiers à quelqu’vn la charge d’y adiouster ces longues harangues, offres, et prières, que nous logeons sur la fin, et désire que quelque nouuel vsage nous en descharge. Comme aussi de les inscrire d’vne légende de qualitez et filtres, pour ausquels ne broncher, i’ay maintesfois laissé d’escrire, et notamment à gens de iustice et de finance. Tant d’innouations d’offices, vne si difficile dispensation et ordonnance de diuers noms d’honneur ; lesquels estans si chèrement achetez, ne peuuent estre eschangez, ou oubliez sans offence. Ie trouue pareillement de mauuaise grâce, d’en charger le front et inscription des liures, que nous faisons imprimer.

CHAPITRE XL.

Que le goust des biens et des maux despend en bonne partie de l’opinion que nous en auons.


Les hommes, dit vne sentence Grecque ancienne, sont tourmentez par les opinions qu’ils ont des choses, non par les choses mesmes. Il y auroit vn grand poinct gaigné pour le soulagement de nostre misérable condition humaine, qui pourroit establir cette proposition vraye tout par tout. Car si les maux n’ont entrée en nous, que par nostre iugement, il semble qu’il soit en nostre pouuoir de les mespriser ou contourner à bien. Si les choses se rendent à nostre mercy, pourquoy n’en cheuirons nous, ou ne les accommoderons nous à nostre aduantage ? Si ce que nous appellons mal et tourment, n’est ny mal ny tourment de soy, ains seulement que nostre fantasie luy donne cette qualité, il est en nous de la changer : et en ayant le choix, si nul ne nous force, nous sommes estrangement fols de nous