Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/45

Cette page a été validée par deux contributeurs.
25
TRADUCTION. — LIV. I, CH. II.

lain ornement. Les Italiens ont, avec plus d’à propos, appelé de ce nom la méchanceté, car elle est toujours nuisible, toujours insensée ; toujours aussi, elle est le propre d’une âme poltronne et basse ; les stoïciens l’interdisent au sage.

Effet des grandes douleurs en diverses circonstances ; tout sentiment excessif ne se peut exprimer. — L’histoire rapporte que Psamménitus, roi d’Égypte, défait et pris par Cambyse, roi de Perse, voyant passer sa fille, captive comme lui, habillée en servante, qu’on envoyait puiser de l’eau, demeura sans mot dire, les yeux fixés à terre, tandis qu’autour de lui, tous ses amis pleuraient et se lamentaient. Voyant, peu après, son fils qu’on menait à la mort, il garda cette même contenance ; tandis qu’à la vue d’un de ses familiers conduit au milieu d’autres prisonniers, il se frappa la tête, témoignant d’une douleur extrême.

On peut rapprocher ce trait de ce qui s’est vu récemment chez un de nos princes qui, étant à Trente, y reçut la nouvelle de la mort de son frère aîné, le soutien et l’honneur de sa maison ; bientôt après, il apprenait la perte de son frère puîné sur lequel, depuis la mort du premier, reposaient toutes ses espérances. Ces deux malheurs, il les avait supportés avec un courage exemplaire ; quand, quelques jours plus tard, un homme de sa suite vint à mourir. À ce dernier accident, il ne sut plus se contenir, sa résolution l’abandonna, il se répandit en larmes et en lamentations, au point que certains en vinrent à dire qu’il n’avait été réellement sensible qu’à cette dernière secousse. La vérité est que la mesure était comble, et qu’un rien suffit pour abattre son énergie et amener ce débordement de tristesse. On pourrait, je crois, expliquer de même l’attitude de Psamménitus, si l’histoire n’ajoutait que Cambyse, s’étant enquis auprès de lui du motif pour lequel, après s’être montré si peu touché du malheur de son fils et de sa fille, il était si affecté de celui d’un de ses amis, n’en eut reçu cette réponse : « C’est que ce dernier chagrin, seul, peut s’exprimer par les larmes ; tandis que la douleur ressentie pour les deux premiers, est de beaucoup au delà de toute expression. »

À ce propos, me revient à l’idée le fait de ce peintre ancien qui, dans le sacrifice d’Iphigénie, ayant à représenter la douleur de ses divers personnages, d’après le degré d’intérêt que chacun portait à la mort de cette belle et innocente jeune fille ; ayant à cet effet, quand il en arriva au père de la vierge, déjà épuisé toutes les ressources de son art ; devant l’impossibilité de lui donner une contenance en rapport avec l’intensité de sa douleur, il le peignit le visage couvert. C’est aussi pour cela qu’à l’égard de Niobé, cette malheureuse mère, qui, après avoir perdu d’abord ses sept fils, perdit ensuite ses sept filles ; les poètes ont imaginé qu’écrasée par une telle succession de malheurs, elle finit elle-même par être métamorphosée en rocher, « pétrifiée par la douleur (Ovide) », marquant de la sorte ce morne, muet et sourd hébétement qui s’empare de nous, lorsque les accidents qui nous accablent, dépassent ce que