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que du moment qu’on parle de se retirer du monde, il serait rationnel de tourner ses regards du côté où il n’est pas. Pline et Cicéron ne le font qu’à demi ; ils prennent bien leurs dispositions pour le moment où ils s’en retireront, mais par une singulière contradiction, bien que séparés du monde, c’est de lui qu’ils prétendent tirer la satisfaction qu’ils se promettent de la vie solitaire qu’ils ont adoptée.

Cas particulier de ceux qui, par dévotion, recherchent la vie solitaire. — Ceux qui, par dévotion, recherchent la solitude, affermis dans leur résolution par la certitude d’une autre vie, que leur donnent les promesses divines, sont bien plus sagement conséquents avec eux-mêmes. Ils aspirent à Dieu, être infini en bonté et en puissance, et l’âme, en toute liberté, trouve à satiété dans la retraite la satisfaction des désirs qu’elle peut concevoir : les afflictions, les douleurs tournent à leur avantage, leur donnant des titres à posséder un jour la santé et le bonheur éternels ; la mort vient à souhait pour les faire entrer à cet état si parfait ; la rigueur des règles qu’ils s’imposent est atténuée, dès le début, par l’habitude qu’ils en prennent, et les appétits de la chair, rebutés par le refus qui leur est sans cesse opposé, s’endorment, rien ne les entretenant comme l’usage et l’exercice. Cette autre vie heureuse et immortelle qu’ils se promettent, mérite bien à elle seule que nous renoncions sans arrière-pensée aux commodités et aux douceurs de la nôtre ; et qui peut embraser son âme de l’ardeur de cette foi que rien n’ébranle et de cette espérance qu’engendre une conviction réelle et constante, mène en la solitude une existence pleine de voluptés et de délices, qui laisse loin derrière elle toutes les satisfactions que nous peut donner tout autre genre de vie.

Combien peu est raisonnable le conseil de Pline et de Cicéron. — Ni le but qu’indique Pline, ni le moyen qu’il propose ne me satisfont donc ; ils nous font tomber de mal en pire. S’adonner aux lettres est un travail aussi pénible que tout autre et aussi dangereux pour la santé, ce qui est un point essentiel à considérer, et il ne faut pas se laisser endormir par le plaisir qu’on peut y trouver ; c’est toujours le plaisir excessif qu’il prend à la satisfaction de ce qu’il a à cœur, qui perd l’homme, qu’il soit économe, avare, voluptueux ou ambitieux. Les sages nous mettent assez en garde contre la trahison de nos appétits ; ils nous apprennent à discerner parmi les plaisirs qui s’offrent à nous, ceux qui sont vrais et non susceptibles de laisser d’amertume après eux, et ceux qui ne sont pas sans mélange et desquels nous devons attendre plus de peine que de satisfaction. La plupart des plaisirs, disent-ils, nous chatouillent agréablement et nous embrassent, mais pour nous étrangler, comme faisaient les brigands que les Égyptiens désignaient sous le nom de « Philistas ». Si le mal de tête qui résulte de l’ivresse survenait avant elle, nous nous garderions de trop boire ; mais la volupté agit comme l’ivresse, pour nous mieux tromper, elle va devant, nous cachant quelles conséquences elle traîne à sa suite.