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AV LECTEUR


C’est icy vn Liure de bonne foy, Lecteur. Il t’aduertit dés l’entrée, que ie ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et priuee : ie n’y ay eu nulle considération de ton seruice, ny de ma gloire : mes forces ne sont pas capables d’vn tel dessein. Ie l’ay voué à la commodité particulière de mes parens et amis : à ce que m’ayans perdu (ce qu’ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouuer aucuns traicts de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus visue la connoissance qu’ils ont eu de moy. Si c’eust esté pour rechercher la faueur du monde, ie me fusse mieus paré et me presanterois en vne marche estudiee. Ie veux qu’on m’y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contantion et artifice : car c’est moy que ie peins. Mes défauts s’y liront au vif et ma forme naifue, autant que la reuerence publique me l’a permis. Que si l’eusse esté entre ces nations qu’on dit viure encore souz la douce liberté des premières loix de nature, ie t’asseure que ie m’y fusse tres-volontiers peint tout entier, et tout nud. Ainsi, Lecteur, ie suis moy-mesme la matière de mon liure, ce n’est pas raison que tu employes ton loisir en vn subiect si friuole et si vain. A Dieu donq. De Montaigne, ce premier de mars, mille cinq cens quattre vins.



Nota. — Ce texte a été collationné sur l’exemplaire de l’édition de 1595 (éditée à Paris, à cette date, par Abel Langelier), appartenant à la Bibliothèque nationale, no 15 de la collection Payen. — En ce qui concerne spécialement l’avis au lecteur ci-dessus, se reporter aux Notes, I, 14,1, Liure.