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mènent à la mort, le dernier seul y arrive. » Voilà les sages avertissements que nous donne la Nature, notre mère.

Pourquoi la mort nous paraît autre à la guerre que dans nos foyers ; pourquoi elle est accueillie avec plus de calme par les gens du commun que par les personnes des classes plus élevées. — Je me suis souvent demandé d’où vient qu’à la guerre, la perspective, la vue de la mort, qu’il s’agisse de nous ou des autres, nous impressionnent, sans comparaison, beaucoup moins que dans nos demeures ; s’il en était autrement, une armée ne se composerait que de médecins et de gens continuellement en pleurs. Je m’étonne également que la mort étant la même pour tous, elle soit cependant accueillie avec plus de calme par les gens de la campagne et de basse extraction que par les autres. Je crois en vérité que ces figures de circonstance et cet appareil lugubre dont nous l’entourons, nous impressionnent plus qu’elle-même. Quand elle approche, c’est une transformation complète de notre vie journalière : mères, femmes, enfants, crient à qui mieux mieux ; quantité de personnes font visite, consternées et transies ; les gens de la maison sont là, pâles et éplorés ; l’obscurité règne dans la chambre ; des cierges sont allumés ; à notre chevet, se tiennent prêtres et médecins ; en somme tout, autour de nous, est disposé pour inspirer l’horreur et l’effroi ; nous n’avons pas encore rendu le dernier soupir, que déjà nous sommes ensevelis et enterrés. Les enfants ont peur, même des personnes qu’ils affectionnent, quand elles leur apparaissent masquées, c’est ce qui nous arrive à cette heure ; enlevons les masques aux choses comme aux personnes, et dessous nous y verrons tout simplement la mort ; la même, au sein de laquelle s’en sont allés hier, sans plus en avoir peur, tel valet ou telle petite femme de chambre. C’est une mort heureuse, que celle qui nous surprend sans donner le temps à de pareils apprêts.

CHAPITRE XX.

De la force de l’imagination.

Des effets de l’imagination. — « Une imagination fortement préoccupée d’un événement, peut l’amener (Sénèque), » disent les gens d’expérience.

Je suis de ceux sur lesquels l’imagination a beaucoup d’empire ; chacun l’éprouve plus ou moins, mais il en est chez lesquels son action est prépondérante ; je suis de ceux-là, elle s’impose à moi ; aussi je m’efforce de lui échapper, faute de pouvoir lui résister. Je passerais volontiers ma vie en compagnie de personnes bien portantes et d’humeur gaie ; la vue des angoisses des autres agit matériellement sur moi d’une façon pénible, et souvent j’ai souffert de sentir