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agissez. — vous avez vécu un seul jour, vous avez tout vu, chaque jour étant la répétition de tous les autres. La lumière est une, la nuit est une ; ce soleil, cette lune, ces étoiles, cet ensemble dont vous avez joui, sont les mêmes que du temps de vos aïeux ; ce sont les mêmes que connaîtront vos arrière-neveux : « Vos neveux ne verront rien de plus que ce qu’ont vu leurs pères (Manilius). » — Tout au plus peut-on dire que la totalité des actes divers que comporte la comédie à laquelle je vous ai convié, s’accomplit dans le cours d’une année, dont les quatre saisons, si vous y avez prêté attention, embrassent l’enfance, l’adolescence, la virilité et la vieillesse de tout ce qui existe. Cette marche est constante, le jeu n’en varie jamais ; sans autre malice, sans cesse il se renouvelle ; et il en sera toujours ainsi : « Nous tournons toujours dans le même cercle (Lucrèce) » ; « et l’année recommence sans cesse la route qu’elle a parcourue (Virgile). » Il n’entre pas dans mes projets d’innover pour vous un autre ordre de choses : « Je ne puis rien imaginer, rien inventer de nouveau pour vous plaire ; c’est, ce sera toujours la répétition des mêmes tableaux (Lucrèce). » — Faites place à d’autres, comme d’autres vous l’ont faite. L’égalité est la première condition de l’équité. Qui peut se plaindre d’une mesure qui s’étend à tous ? Vous avez beau prolonger votre vie ; quoi que vous fassiez, vous ne réduirez en rien le temps durant lequel vous serez mort ; si longue qu’elle soit, votre vie n’est rien, et cet état qui lui succédera, que vous semblez si fort redouter, aura la même durée que si vous étiez mort en nourrice : « Vivez autant de siècles que vous voudrez, la mort n’en sera pas moins éternelle (Lucrèce). »

« En cet état où je vous mettrai, vous n’aurez pas sujet d’être mécontent : « Ignorez-vous qu’il ne vous survivra pas un autre vous-même qui, vivant, puisse vous pleurer mort et gémir sur votre cadavre (Lucrèce) ? » et cette vie que vous regrettez tant, vous ne la désirerez plus : « Nous n’aurons plus alors à nous inquiéter ni de nous-mêmes, ni de la vie…, et nous n’aurons aucun regret de l’existence (Lucrèce). »

« La mort est moins que rien, si tant est que cela puisse être : « La mort est moins à craindre que rien, s’il existe quelque chose qui soit moins que rien (Lucrèce). » Mort ou vivant vous lui échappez : vivant, parce que vous êtes ; mort, parce que vous n’êtes plus. Bien plus, nul ne meurt avant son heure. Le temps que vous ne vivez plus, ne vous appartient pas plus que celui qui a précédé votre naissance ; vous êtes étranger à l’un comme à l’autre : « Considérez en effet que les siècles sans nombre, déjà écoulés, sont pour nous comme s’ils n’avaient jamais été (Lucrèce). »

« Quelle que soit la durée de votre vie, elle forme un tout complet. Elle est utile, non par sa durée, mais par l’usage qui en est fait. Tel a vécu longtemps, qui a peu vécu. Songez-y pendant que vous le pouvez, il dépend de vous et non du nombre de vos années que vous ayez assez vécu. Pensiez-vous donc ne jamais arriver au