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par une pente douce, presque insensible, peu à peu et par degré, nous familiarise avec lui ; si bien que, sans secousse, notre jeunesse s’éteint sans que nous nous apercevions de cette fin, en vérité plus pénible que celle de notre être tout entier, quand il lui faut quitter une vie devenue languissante, ainsi qu’il arrive quand nous mourons de vieillesse. Le saut qu’il nous faut faire pour passer d’une existence misérable à la fin de cette existence n’est pas si sensible que celui qui sépare une vie douce et épanouie, d’une vie pénible et douloureuse. Le corps à demi ployé a moins de force pour porter un fardeau ; il en est de même de l’âme qu’il est nécessaire de dresser et de mettre en état de résister à l’accablement que lui cause l’appréhension de la mort. Comme il est impossible qu’elle trouve le calme quand elle est sous le coup de cette crainte, si elle parvenait à la surmonter complètement, ce qui est au-dessus des forces humaines, elle serait assurée que l’inquiétude, l’anxiété, la peur, tout ce qui peut le plus nous affecter, n’auraient aucune prise sur elle : « Ni le visage cruel d’un tyran, ni la tempête déchaînée qui bouleverse l’Adriatique, rien ne peut ébranler sa fermeté ; rien, pas même Jupiter lançant ses foudres (Horace). » L’âme deviendrait alors maîtresse de ses passions, comme de ses désirs les plus ardents ; ni l’indigence, ni la honte, ni la pauvreté, aucune adversité ne sauraient l’atteindre ; efforçons-nous donc, dans la mesure du possible, d’en arriver là. C’est en cela que consiste la véritable et souveraine liberté qui nous met à même de défier la violence et l’injustice, de braver la prison et les fers : « Je te chargerai de chaînes aux pieds et aux mains, je te livrerai à un geôlier cruel. — Un dieu me délivrera, dès que je le voudrai. — Ce dieu, je pense, c’est la mort, la mort est le dernier terme de toutes choses (Horace). »

Le mépris de la vie est le fondement le plus assuré de la religion. — Notre religion n’a pas, chez l’homme, de base plus assurée que le mépris de la vie ; non seulement la raison nous y amène, car pourquoi appréhenderions-nous de perdre une chose qu’une fois perdue, nous ne sommes plus en état de pouvoir regretter ? Et, puisque la mort nous menace sans cesse sous tant de formes, n’est-il pas plus désagréable d’être toujours à les redouter toutes que d’être, par avance, résigné quand une bonne fois elle se présente ? Pourquoi avoir souci de sa venue, puisqu’elle est inévitable ? — À quelqu’un disant à Socrate : « Les trente tyrans t’ont condamné à mort », le philosophe répondit : « Eux, le sont par la nature. » — Quelle sottise de nous affliger au moment même où nous allons être délivrés de tous maux. — Notre venue en ce monde a été pour nous la venue de toutes choses ; notre mort sera de même pour nous la mort de tout. Regretter de n’être plus dans cent ans, est aussi fou que si nous regrettions de n’être pas né cent ans plus tôt. Mourir, c’est renaître à une autre vie ; nous sommes nés dans les larmes, il nous en a coûté d’entrer dans la vie actuelle ; en passant à une vie nouvelle, nous nous dépouillons de ce que nous avons été dans celle qui l’a précédée. — Une chose qui ne peut arriver