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où j’étais le plus enclin aux plaisirs, « alors que j’êtais à la fleur de l’âge (Catulle) ». En compagnie des dames, en pleine fête, en me voyant pensif, on s’imaginait que j’étais préoccupé de quelque sujet de jalousie, ou par l’attente de quelque bonne fortune ; tandis que ma pensée se reportait vers je ne sais plus qui, lequel, quelques jours avant, au sortir d’une fête semblable où, tout comme moi, il était tout entier à l’oisiveté, à l’amour et au bon temps, avait été pris d’un accès de fièvre chaude et en était mort ; et je songeais qu’autant m’en pendait à l’oreille : « Bientôt le temps présent ne sera plus, et nous ne pourrons le rappeler (Lucrèce) » ; mais pas plus qu’autre pensée d’ordre quelconque, celle-ci ne se décelait sur mon visage.

Il est impossible qu’au début, cette idée ne nous cause pas une impression pénible ; mais en y revenant, en l’envisageant en tous sens, à la longue, on finit sans doute par s’y accoutumer ; autrement j’en eusse été continuellement agité et effrayé, car jamais personne plus que moi n’a été autant en défiance du fond que nous pouvons faire sur la vie et ne compte moins sur sa durée. Ma santé, qui jusqu’à présent a été excellente, à peine troublée par quelques indispositions, ne me donne pas plus l’espérance d’une grande longévité, que les maladies ne me font craindre d’en voir interrompre le cours ; à chaque minute il me semble que je touche à ma dernière heure, et je me répète sans cesse : « Ce qui arrivera fatalement un jour, peut arriver aujourd’hui. » En fait, les hasards comme les dangers auxquels nous sommes exposés, ne nous rapprochent guère, ne nous rapprochent pour ainsi dire pas de notre fin ; car pour un qui est imminent, combien de millions d’autres sont suspendus sur nos têtes. Songeons-y, et nous reconnaîtrons que, bien portants ou malades, en mer comme dans nos propres demeures, dans les combats comme dans le repos le plus absolu, la mort est toujours près de nous : « Aucun homme n’est plus fragile qu’un autre, aucun plus assuré du lendemain (Sénèque). »

Pour ce que je puis avoir à faire avant de mourir, je crains toujours que le temps ne vienne à me manquer, cela ne demanderait-il qu’une heure. Quelqu’un, l’autre jour, feuilletant mes tablettes, y trouva mention de quelque chose que je voulais qui soit fait après ma mort. Je dis à cette personne, ce qui était vrai, que lorsque j’inscrivais cette note, je n’étais qu’à une lieue de ma demeure ; et que, quoique bien portant et alerte, je m’étais hâté de l’écrire, parce que je n’étais pas certain de ne pas mourir avant de rentrer chez moi. La venue de la mort ne sera pas chose qui me surprendra ; j’y suis, à toute heure, préparé autant que je puis l’être ; elle est continuellement mêlée à mes pensées et s’y grave. Autant qu’il est en nous, il faut toujours être botté et prêt à nous mettre en route ; et surtout, n’avoir plus, pour ce moment, d’affaires à régler qu’avec soi-même : « Pourquoi, dans une vie si courte, former tant de projets ? (Horace). » Ce règlement avec nous-mêmes, au moment du départ, nous donnera assez de soucis, sans que nous nous en embarrassions d’autres.