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personne si humilié, si changé, si confus ? Il faut s’en préoccuper plus à l’avance ; sans quoi une telle nonchalance qui nous rapproche de la bête, alors même qu’elle pourrait se concilier en nous avec le bon sens, ce que je considère comme absolument impossible, nous fait payer trop cher les illusions dont elle nous berce. Si la mort était un ennemi qu’on puisse éviter, je conseillerais d’en agir vis-à-vis d’elle, comme un lâche devant le danger ; mais, puisque cela ne se peut, qu’elle atteint immanquablement les fuyards, qu’ils soient poltrons ou honnêtes gens : « Elle poursuit l’homme dans sa fuite et n’épargne pas davantage la timide jeunesse qui cherche à lui échapper (Horace) », que nulle cuirasse, si bien trempée soit-elle, ne peut nous protéger : « Couvrez-vous de fer et d’airain, la mort vous frappera encore sous votre armure (Properce) », apprenons à l’attendre de pied ferme et à lutter contre elle.

Que l’idée de la mort soit souvent présente à notre esprit. — Pour commencer, ne lui laissons pas le plus grand avantage qu’elle ait sur nous ; et pour cela, agissons absolument à l’inverse de ce qui se fait d’ordinaire ; enlevons-lui son caractère étrange ; n’en fuyons pas l’idée, accoutumons-nous-y, ne pensons à rien plus souvent qu’à la mort ; ayons-la, à tout instant, présente à notre pensée et sous toutes les formes. Quand un cheval bronche, qu’une tuile tombe, à la moindre piqûre d’épingle, redisons-nous : « Eh ! si c’était la mort, » et faisons effort pour réagir contre l’appréhension que cette réflexion peut amener. Au milieu des fêtes et des réjouissances, souvenons-nous sans cesse que nous sommes mortels et ne nous laissons si fort entraîner au plaisir que, de temps à autre, il ne nous revienne à la mémoire que de mille façons notre allégresse peut aboutir à la mort, et en combien de circonstances elle peut inopinément survenir. C’est ce que faisaient les Égyptiens, lorsque au milieu de leurs festins, alors qu’ils étaient tout aux plaisirs de la table, on apportait un squelette humain, pour rappeler aux convives la fragilité de leur vie : « Imagine-toi que chaque jour est ton jour suprême, et tu accepteras avec reconnaissance celui que tu n’espérais plus (Horace). »

Nous ne savons où la mort nous attend, attendons-la partout. Méditer sur la mort, c’est méditer sur la liberté ; qui a appris à mourir, a désappris la servitude ; aucun mal ne peut, dans le cours de la vie, atteindre celui qui comprend bien que la privation de la vie n’est pas un mal ; savoir mourir, nous affranchit de toute sujétion et de toute contrainte. Paul Émile, allant recevoir les honneurs du triomphe, répondait au messager que lui envoyait ce malheureux roi de Macédoine, son prisonnier, pour supplier de ne pas l’y traîner à sa suite : « Qu’il s’adresse sa requête à lui-même. »

À la vérité, en toutes choses, il est difficile que l’art et l’industrie progressent dans les œuvres qu’ils produisent, si la nature ne s’y prête. Je ne suis pas mélancolique, je suis rêveur ; il n’est rien sur quoi mon imagination se soit plus souvent reportée que sur cette idée de la mort, et cela depuis toujours, même à l’époque de ma vie