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La mort nous surprend inopinément de bien des façons. — Que de façons diverses la mort a de nous surprendre : « L’homme ne peut jamais arriver à prévoir tous les dangers qui le menacent à chaque heure (Horace). » Je laisse de côté les maladies, les fièvres, les pleurésies : Qui eût jamais pensé qu’un duc de Bretagne périrait étouffé dans une foule, comme il arriva à l’un d’eux, lors de l’entrée à Lyon du pape Clément, mon compatriote ! N’avons-nous pas vu un de nos rois, tué en se jouant ? un autre, de ses ancêtres, ne l’a-t-il pas été du choc d’un pourceau ? Eschyle, averti par l’oracle qu’il périrait écrasé par la chute d’une maison, a beau coucher sur une aire à dépiquer le blé, il est assommé par la chute d’une tortue échappée, dans les airs, des serres d’un aigle. Tel autre est mort d’avoir avalé un grain de raisin ; un empereur, d’une écorchure qu’il s’est faite avec son peigne, en procédant à sa toilette ; Emilius Lepidus, d’avoir heurté du pied le seuil de sa porte ; Aufidius, de s’être choqué la tête contre la porte, en entrant dans la chambre du conseil. Et combien entre les cuisses des femmes : le préteur Cornélius Gallus ; Tigellinus, capitaine du guet à Rome ; Ludovic, fils de Guy de Gonzague, marquis de Mantoue ; et, ce qui est d’un plus mauvais exemple, Speusippus, un philosophe platonicien ; et même un pape de notre époque. Le pauvre Bebius, qui était juge, tandis qu’il ajourne une cause à huitaine, meurt subitement ; son heure à lui était venue. Le médecin Caïus Julius soignant les yeux d’un malade, la mort clôt à jamais les siens. Et s’il faut me mêler à cette énumération : un de mes frères, le capitaine Saint-Martin, âgé de vingt-trois ans, qui déjà avait donné assez de preuves de sa valeur, atteint, en jouant à la paume, au-dessous de l’oreille droite par une balle, qui ne laisse trace ni de contusion, ni de blessure, ne s’assied pas, n’interrompt même pas son jeu ; et cependant cinq ou six heures après, il est frappé d’apoplexie, causée par le coup qu’il a reçu.

Ces exemples sont si fréquents, se répètent si souvent sous nos yeux, qu’il ne semble pas possible d’éviter que notre pensée ne se reporte vers la mort, ni de nier qu’à chaque instant elle nous menace. Qu’importe, direz-vous, ce qui peut arriver, si nous ne nous en mettons point en peine ? C’est aussi mon avis, et s’il est un moyen de se mettre à l’abri de ses coups, fût-ce sous la peau d’un veau, je ne suis pas homme à n’en pas user ; car il me suffit de vivre commodément, et ce qui peut le mieux faire qu’il en soit ainsi, je le pratique, si peu glorieux ou exemplaire que ce puisse être : « Je préfère passer pour un fou, un impertinent, si mon erreur me plaît ou que je ne m’en aperçoive pas, plutôt que d’être sage et d’en souffrir (Horace). »

Il faut toujours être prêt à mourir. — Mais c’est folie que d’espérer se dérober de la sorte à cette idée. On va, on vient, on trotte, on danse ; de la mort, pas de nouvelles, que tout cela est beau. Mais aussi quand elle s’abat sur nous, sur nos femmes, nos enfants ou sur nos amis, que le coup soit soudain ou attendu, quels tourments, quels cris, quelle rage, quel désespoir ! Vîtes-vous jamais