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son travail tendre à nous faire vivre bien et à notre aise, ainsi qu’il est dit dans les saintes Écritures. — Toutes les opinions émises, quel que soit celui qui les émet, concluent à ce que le plaisir est le but de la vie ; mais elles diffèrent sur les moyens d’y atteindre. S’il n’en était pas ainsi, elles seraient écartées aussitôt que produites ; car qui écouterait quelqu’un se proposant de nous démontrer que nous ne sommes en ce monde que pour peiner et souffrir ? Les discussions, sur ce point, des sectes philosophiques sont toutes en paroles : « Laissons là ces subtilités (Sénèque) » ; il y entre plus d’obstination et de dispositions à ergoter, qu’il ne convient à une science aussi respectable que la philosophie ; mais quelque personnage que l’homme entreprenne de jouer, il y mêle toujours un peu de lui-même.

Le plaisir est le seul but de la vie ; c’est surtout par la vertu qu’on se le procure. — Quoi qu’en disent les philosophes, même dans la pratique de la vertu, le but de nos aspirations est la volupté. — La volupté, il me plaît de répéter sans cesse à leurs oreilles ce mot qu’ils ne prononcent qu’à contre-cœur ; il sert à exprimer le plaisir suprême portant au paroxysme le contentement que nous pouvons ressentir ; il conviendrait mieux aux satisfactions que nous peut procurer la vertu, qu’à celles provenant de toute autre cause. La volupté qui découle de la vertu, pour être plus gaillarde, nerveuse, robuste, virile, n’en est que plus sérieusement voluptueuse ; nous la qualifions de force d’âme, nous devrions plutôt l’appeler un plaisir ; cette appellation serait plus heureuse, plus juste et éveillerait des idées moins sévères. — Quant à la volupté d’ordre moins relevé (celle qui nous vient par les sens), si on croit qu’elle mérite ce beau nom, qu’on le lui maintienne, mais qu’il ne lui soit pas spécial. Plus que la vertu, elle a ses inconvénients et ses moments difficiles ; outre que les sensations qu’elle nous fait éprouver sont plus éphémères, qu’il n’en demeure rien, qu’elles s’éteignent rapidement, elle a ses moments de veille, d’abstinence, de labeur ; la fatigue et la santé ont action sur elle, et plus encore, les passions de toutes sortes dont elle est obsédée ; de plus, elle aboutit à une satiété si pénible, qu’elle équivaut à une pénitence qui nous serait imposée. Aussi est-ce bien à tort que, diversifiant l’application de cette loi de nature qui fait que toute chose s’accroît par les résistances qui lui font obstacle, on vient dire que ces inconvénients, quand il s’agit de la volupté sensuelle, sont des stimulants qui ajoutent au plaisir que nous pouvons éprouver, et, lorsqu’il est question de la vertu, que les difficultés qu’elle présente la rendent austère et inaccessible.

Les difficultés ajoutent aux satisfactions que nous cause la vertu. — À l’encontre de ce qui se produit pour la volupté, ces difficultés, qui accompagnent la pratique de la vertu, anoblissent, affinent et rehaussent le plaisir divin et parfait qu’elle nous procure. Celui-là est certes bien indigne de la ressentir, qui met en balance ce qu’elle coûte et ce qu’elle rapporte ; il ne sait en