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entretiens de suite, par où je prens tout loisir de m’entretenir moy-mesme. Il m’en advient comme de mes songes : en songeant, je les recommande à ma memoire (car je songe volontiers que je songe), mais le lendemain je me represente bien leur couleur comme elle estoit, ou gaye, ou triste, ou estrange ; mais quels ils estoient au reste, plus j’ahane à le trouver, plus je l’enfonce en l’oubliance. Aussi de ces discours fortuites qui me tombent en fantasie, il ne m’en reste en memoire qu’une vaine image, autant seulement qu’il m’en faut pour me faire ronger et despiter apres leur queste, inutilement. Or donc, laissant les livres à part, parlant plus materiellement et simplement, je trouve apres tout que l’amour n’est autre chose que la soif de cette jouyssance en un subject desiré, ny Venus autre chose que le plaisir à descharger ses vases, qui devient vicieux ou par immoderation ou indiscretion. Pour Socrates l’amour est appetit de generation par l’entremise de la beauté. Et, considerant maintesfois la ridicule titillation de ce plaisir, les absurdes mouvemens escervelez et estourdis dequoy il agite Zenon et Cratippus, cete rage indiscrette, ce visage enflammé de fureur et de cruauté au plus doux effect de l’amour, et puis cette morgue grave, severe et ecstatique en une action si fole, et qu’on aye logé peslemesle nos delices et nos ordures ensemble, et que la supreme volupté aye du transy et du plaintif comme la douleur, je crois qu’il est vrai ce que dict Platon que l’homme est le jouet des Dieux,

quaenam ista jocandi
Saevitia ! .

et que c’est par moquerie que nature nous a laissé la plus trouble de nos actions, la plus commune, pour nous esgaller par là, et apparier les fols et les sages, et nous et les bestes. Le plus contemplatif et prudent homme, quand je l’imagine en cette assiette, je le tiens pour un affronteur de faire le prudent et le contemplatif : ce sont les pieds du paon qui abbatent son orgueil :

ridentem dicere verum
Quid vetat ? .

Ceux qui, parmi les jeux, refusent les opinions serieuses, font, dict quelqu’un, comme celuy qui craint d’adorer la statue d’un sainct, si elle est sans devantiere. Nous mangeons bien et beuvons comme les bestes, mais ce