Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/68

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

temps, le plaisir d’en compter (plaisir qui ne doit guere en douceur à celuy mesme de l’effect) n’estoit permis qu’à ceux qui avoient quelque amy fidelle et unique ; à present les entretiens ordinaires des assemblées et des tables, ce sont les vanteries des faveurs receues et liberalité secrette des dames. Vrayement c’est trop d’abjection et de bassesse de cœur de laisser ainsi fierement persecuter, pestrir et fourrager ces tendres graces à des personnes ingrates, indiscrettes et si volages. Cette nostre exasperation immoderée et illegitime contre ce vice naist de la plus vaine et tempestueuse maladie qui afflige les ames humaines, qui est la jalousie.

Quis vetat apposito lumen de lumine sumi ?
Dent licet, assiduè, nil tamen inde perit.

Celle-là et l’envie, sa sœur, me semblent des plus ineptes de la trouppe. De cette-cy je n’en puis guere parler : cette passion, qu’on peinct si forte et si puissante, n’a de sa grace aucune addresse en moy. Quand à l’autre, je la cognois, au-moins de veue. Les bestes en ont ressentiment : le pasteur Crastis estant tombé en l’amour d’une chevre, son bouc, ainsi qu’il dormoit, luy vint par jalousie choquer la teste de la sienne et la luy escraza. Nous avons monté l’excez de cette fiévre à l’exemple d’aucunes nations barbares ; les mieux disciplinées en ont esté touchées, c’est raison, mais non pas transportées :

Ense maritali nemo confossus adulter
Purpureo stygias sanguine tinxit aquas.

Lucullus, Caesar, Pompeius, Antonius, Caton et d’autres braves hommes furent cocus, et le sceurent sans en exciter tumulte. Il n’y eust, en ce temps là, qu’un sot de Lepidus qui en mourut d’angoisse.