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s’y faut tenir soubs les loix du debvoir commun, au-moins s’en efforcer. Ceux qui entreprennent ce marché pour s’y porter avec haine et mespris, font injustement et incommodéement ; et cette belle reigle que je voy passer de main en main entre elles, comme un sainct oracle,

Sers ton mary comme ton maistre,
Et t’en guarde comme d’un traistre,

qui est à dire : Porte toy envers luy d’une reverence contrainte, ennemie et deffiante, cry de guerre et deffi, est pareillement injurieuse et difficile. Je suis trop mol pour desseins si espineux. A dire vray, je ne suis pas encore arrivé à cette perfection d’habileté et galantise d’esprit, que de confondre la raison avec l’injustice, et mettre en risée tout ordre et reigle qui n’accorde à mon appetit : pour hayr la superstition, je ne me jette pas incontinent à l’irreligion. Si on ne fait tousjours son debvoir, au-moins le faut il tousjours aymer et recognoistre. C’est trahison de se marier sans s’espouser. Passons outre. Nostre poete represente un mariage plein d’accord et de bonne convenance, auquel pourtant il n’y a pas beaucoup de loyauté. A il voulu dire qu’il ne soit pas impossible de se rendre aux efforts de l’amour, et ce neantmoins reserver quelque devoir envers le mariage, et qu’on le peut blesser sans le rompre tout à faict ? Tel valet ferre la mule au maistre qu’il ne hayt pas pourtant. La beauté, l’oportunité, la destinée (car la destinée y met aussi la main),

fatum est in partibus illis
Quas sinus abscondit : nam, si tibi sidera cessent,.
Nil faciet longi mensura incognita nervi,

l’ont attachée à un estranger, non pas si entiere peut estre, qu’il ne luy puisse rester quelque liaison par où elle tient encore à son mary. Ce sont deux desseins qui ont des routes distinguées et non confondues. Une femme se peut rendre à tel personnage, que nullement elle ne voudroit avoir espousé ; je ne dy pas pour les conditions de la fortune, mais pour