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populaires et basses actions des hommes, et, la teste pleine de cette merveilleuse entreprinse d’Annibal et d’Afrique, visitant les escholes en Sicile, et se trouvant aux leçons de la philosophie jusques à en avoir armé les dents de l’aveugle envie de ses ennemis à Rome. Ny chose plus remercable en Socrates que ce que, tout vieil, il trouve le temps de se faire instruire à baller et jouer des instrumens, et le tient pour bien employé. Cettui-cy s’est veu en ecstase, debout, un jour entier et une nuict, en presence de toute l’armée grecque, surpris et ravi par quelque profonde pensée. Il s’est veu, le premier parmy tant de vaillants hommes de l’armée, courir au secours d’Alcibiades accablé des ennemis, le couvrir de son corps et le descharger de la presse à vive force d’armes, et le premier emmy tout le peuple d’Athenes, outré comme luy d’un si indigne spectacle, se presenter à recourir Theramenes, que les trente tyrans faisoyent mener à la mort par leurs satellites ; et ne desista cette hardie entreprinse qu’à la remontrance de Theramenes mesme, quoy qu’il ne fust suivy que de deux en tout. Il s’est veu, recherché par une beauté de laquelle il estoit esprins, maintenir au besoing une severe abstinence. Il s’est veu, en la bataille Delienne, relever et sauver Xenophon renversé de son cheval. Il s’est veu continuellement marcher à la guerre et fouler la glace les pieds nus, porter mesme robe en hyver et en esté, surmonter tous ses compaignons en patience de travail, ne menger point autrement en festin qu’en son ordinaire. Il s’est veu, vingt et sept ans, de pareil visage, porter la faim, la pauvreté, l’indocilité de ses enfans, les griffes de sa femme ; et enfin la calomnie, la tyrannie, la prison, les fers et le venin. Mais cet homme là estoit-il convié de boire à lut par devoir de civilité, c’estoit aussi celuy de l’armée à qui en demeuroit l’avantage ; et ne refusoit ny à jouer aux noysettes avec les enfans, ny à courir avec eux sur un cheval de bois ; et y avoit bonne grace ; car toutes actions, dict la philosophie, siéent également bien et honnorent egallement le sage. On a de quoy, et ne doibt on jamais se lasser de presenter l’image de ce personnage à tous patrons et formes de perfection. Il est fort peu d’exemples de vie pleins et purs, et faict on tort à nostre instruction, de nous en proposer tous les jours d’imbecilles et manques, à peine bons à un seul ply, qui nous tirent arriere plustost, corrupteurs plustost que correcteurs. Le peuple se trompe : on va bien plus facilement par les bouts, où l’extremité sert de borne d’arrest et de guide, que par la voye du millieu, large et ouverte, et selon l’art que selon nature, mais bien moins noblement aussi, et moins recommandablement. La grandeur de l’ame n’est pas tant tirer à mont et tirer avant comme sçavoir se ranger et circonscrire. Elle tient pour grand tout ce qui est assez, et montre sa hauteur à aimer mieux les choses moyennes que les eminentes. Il n’est rien si beau et legitime que de faire bien l’homme et deuement, ny science si ardue que de bien et naturellement sçavoir vivre cette vie ; et de nos maladies la plus sauvage c’est mespriser nostre estre. Qui veut escarter son ame le face hardiment, s’il peut, lors que le corps se portera mal, pour la descharger de cette contagion ; ailleurs au contraire, qu’elle l’assiste et favorise et ne refuse point de participer à ses naturels plaisirs et de s’y complaire conjugalement, y apportant, si elle est plus sage, la moderation, de peur que par indiscretion ils ne se confondent avec