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son fait, et y employer la piperie et l’impudence. Il serviroit bien à la justice, et à Platon mesmes, qui favorise cet usage, de me fournir d’autres moyens plus selon moy. C’est une justice malitieuse ; et ne l’estime pas moins blessée par soy-mesme que par autruy. Je respondy, n’y a pas long temps, qu’à peine trahirois-je le Prince pour un particulier, qui serois tre-marry de trahir aucun particulier pour le Prince ; et ne hay pas seulement à piper, mais je hay aussi qu’on se pipe en moy. Je n’y veux pas seulement fournir de matiere et d’occasion. En ce peu que j’ay eu à negotier entre nos Princes, en ces divisions et subdivisions qui nous deschirent aujourd’hui, j’ay curieusement evité qu’ils se mesprinssent en moy et s’enferrassent en mon masque. Les gens du mestier se tiennent les plus couverts, et se presentent et contrefont les plus moyens et les plus voisins qu’ils peuvent. Moy, je m’offre par mes opinions les plus vives et par la forme plus mienne. Tendre negotiateur et novice, qui ayme mieux faillir à l’affaire qu’à moy ! C’a esté pourtant jusques à cette heure avec tel heur (car certes la fortune y a principalle part) que peu ont passé de main à autre avec moins de soubçon, plus de faveur et de privauté. J’ay une façon ouverte, aisée à s’insinuer et à se donner credit aux premieres accointances. La naifveté et la verité pure, en quelque siecle que ce soit, trouvent encore leur opportunité et leur mise. Et puis, de ceux-là est la liberté peu suspecte et peu odieuse, qui besoingnent sans aucun leur interest, et qui peuvent veritablement employer la responce de Hipperides aux Atheniens se plaignans de l’aspreté de son parler : Messieurs, ne considerez pas si je suis libre, mais si je le suis sans rien prendre et sans amender par là mes affaires. Ma liberté m’a aussi aiséement deschargé du soubçon de faintise par sa vigueur (n’espargnant rien à dire pour poisant et cuisant qu’il fut, je n’eusse peu dire pis, absent) et qu’elle a une montre apparente de