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tout mal succedé : je m’adonne volontiers aux petits, soit pour ce qu’il y a plus de gloire, soit par naturelle compassion, qui peut infiniement en moy. Le party que je condemneray en nos guerres, je le condemneray plus asprement fleurissant et prospere ; il sera pour me concilier aucunement à soy quand je le verray miserable et accablé. Combien volontiers je considere la belle humeur de Chelonis, fille et femme de Roys de Sparte. Pendant que Cleombrotus son mary, aux desordres de sa ville, eust avantage sur Leonidas son pere, elle fit la bonne fille, se r’allia avec son pere en son exil, en sa misere, s’opposant au victorieux. La chance vint elle à tourner ? la voilà changée de vouloir avec la fortune, se rangeant courageusement à son mary, lequel elle suivit par tout où sa ruine le porta, n’ayant, ce semble, autre chois que de se jetter au party où elle faisoit le plus de besoin et où elle se montroit plus pitoyable. Je me laisse plus naturellement aller apres l’exemple de Flaminius, qui se prestoit à ceux qui avoient besoin de luy plus qu’à ceux qui luy pouvoient bienfaire, que je ne fais à celuy de Pyrrus, propre à s’abaisser soubs les grans et à s’enorgueillir sur les petis. Les longues tables me faschent et me nuisent : car, soit pour m’y estre accoustumé enfant, à faute de meilleure contenance, je mange autant que j’y suis. Pourtant chez moy, quoy qu’elle soit des courtes, je m’y mets volontiers un peu apres les autres, sur la forme d’Auguste ; mais je ne l’imite pas en ce qu’il en sortoit aussi avant les autres. Au rebours, j’ayme à me reposer long temps apres et en ouyr conter, pourveu que je ne m’y mesle point, car je me lasse et me blesse de parler l’estomac plain, autant comme je trouve l’exercice de crier et contester avant le repas tres-salubre et plaisant. Les anciens Grecs et Romains avoyent meilleure raison que nous, assignans à la nourriture, qui est une action principale de la vie, si autre extraordinaire occupation ne les en divertissoit, plusieurs heures et la meilleure partie de la nuict, mangeans et beuvans moins hastivement que nous, qui passons en poste toutes noz actions, et estandans ce plaisir naturel à plus de loisir et d’usage, y entresemans divers offices de conversations utiles et aggreables. Ceux qui doivent avoir soing de moy pourroyent à bon marché me desrober ce qu’ils pensent m’estre nuisible : car en telles choses, je ne desire jamais ny ne trouve à dire ce que je ne vois pas ; mais aussi de celles qui se presentent, ils perdent leur temps de m’en prescher l’abstinence. Si que quand je veus jeusner, il me faut mettre à part